«Réduire ces émeutes à une simple protestation contre l'augmentation des prix de première nécessité, c'est faire montre de myopie», a estimé Mohamed Hennad, professeur de sciences politiques à l'université d'Alger. - Que vous inspire cette révolte qui touche pratiquement toutes les régions du pays ? Se limite-t-elle seulement à la question de l'augmentation des prix des produits de large consommation ou serait-elle plutôt d'ordre politique ? Tout d'abord, je dois attirer l'attention sur le fait que l'analyse d'un événement de ce genre devrait s'inscrire dans une perspective qui va au-delà des observations empiriques. Autrement, on risque de passer à côté de la plaque. Pour ce qui est de ce que vous qualifiez de «révolte», je remarque que les émeutes se sont caractérisées par quatre faits majeurs : les émeutiers ne comptent pas, parmi eux, ceux qui vivent directement la douleur du marché ; les émeutes sont plus extensives (d'envergure nationale) qu'intensives (mobilisation très limitée jusqu'à présent) ; ces émeutes s'apparentent, plus ou moins, à une jacquerie – sans mots d'ordre soutenant une vision politique quelconque –, ce qui peut facilement induire en erreur ; absence de leadership auquel les émeutiers semblent ne pas s'y prêter. Même les courants islamistes se trouvent hors coup, et c'est peut-être une belle avancée déjà ! Mais, faisons attention : cela ne veut pas dire qu'il s'agit, forcément d'un simple feu de paille. Car des faits anodins peuvent être, parfois, annonciateurs de grands bouleversements, impensables avant leur déroulement ! Eh oui, la souris peut bien accoucher d'une montagne ! Réduire ces émeutes à une simple protestation contre l'augmentation des prix des produits de première nécessité, c'est faire montre de myopie. Primo, les Algériens, comme tous les autres peuples de la planète, ne sauraient être pris pour de simples tubes digestifs, même dans les cas d'«émeutes du pain». Secundo, ce n'est finalement pas l'augmentation des prix dont il est question ici, mais bel et bien du problème du pouvoir d'achat. Et qui dit «pouvoir d'achat» dit justice sociale. On est, donc, en plein cœur de la problématique de la gouvernance du pays. - Que signifie pour vous l'émeute en tant que mode d'expression ? Il faut savoir que l'émeute est un état d'âme. Un tel état d'âme est l'expression d'un sentiment, non seulement de fragilité sociale, mais surtout de perte de dignité humaine. Et lorsque les choses en arrivent là, cela veut dire défaillance en matière de gouvernance et, du coup, de communication. Chez nous, cette défaillance se traduit par le refus du pouvoir d'avoir des canaux de communication autres que ceux qu'il impose.
- Est-il juste de considérer l'émeute comme une espèce d'enfant illégitime d'un système dictatorial en ce qu'il exclut toute forme de contestation pacifique avec le verrouillage des espaces d'expression ? L'expression «enfant illégitime» est en soi une connotation très péjorative. Je ne vais, donc, pas la prendre à mon compte. Certes, il est dans l'ordre des choses qu'un pouvoir comme le nôtre exclut toute forme de contestation pacifique porteuse d'un projet sérieux, parce qu'il est un pouvoir qui se sent non seulement faible, mais aussi incapable de se réformer sans s'exposer à de vrais risques. Quant au verrouillage des espaces d'expression, il me semble qu'au contraire, en Algérie, vous pouvez dire beaucoup de choses, parfois n'importe quoi, pourvu que vous n'en veniez pas à l'essentiel. Pour le régime, «les chiens aboient, la caravane passe» !
- Cela veut-il dire, pour autant, que nous sommes dans la liberté d'expression et de communication, a fortiori la communication politique ? Evidemment pas. Il faut souligner, quand même, que la communication dans notre pays pose déjà un problème fondamental, tant au niveau de la société que de la classe politique. Si bien que l'on a du mal à débattre de nos problèmes sereinement, c'est-à-dire efficacement. - Pensez-vous que ces événements pourraient faire bouger les lignes à l'intérieur du régime ? Jamais ! Si vous voulez dire, par là, que ce régime va se ressaisir à cause de ces émeutes, il faut savoir qu'il n'a plus peur de personne. Il ne veut écouter personne maintenant qu'il a, plus ou moins, vaincu le terrorisme, mais grâce aux sacrifices des enfants du peuple, il faut le dire. Souvenez-vous que dans le passé une petite parole contestataire faisait trembler le trône. Maintenant, aucune contestation, aussi violente qu'elle puisse être, ne semble à même de troubler la quiétude de ce pouvoir.
- La réponse du gouvernement est-elle à la mesure du cri de colère de cette jeunesse dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle va mal ? Malheureusement, le pouvoir refuse de voir dans lesdites émeutes un message politique quelconque. Il se contente de prendre les revendications affichées ça et là à la lettre. A vrai dire, le gouvernement n'offre pas de solution idoine, mais donne l'impression de céder en disant à la population qu'il a décidé, non pas d'annuler, mais de surseoir (pour quelques mois seulement) à des mesures qui sont, pourtant, impératives pour réduire l'hydre de l'économie informelle. Cette économie qui continue à faire subir au pays des dommages considérables, tant en ce qui concerne l'organisation rationnelle de l'activité que par rapport au manque à gagner en termes de fiscalité, en sus des dangers qu'une telle économie représente et pour la santé publique et pour l'environnement.