Une heure durant, Alger leur semblait acquise. Ils étaient plus d'une centaine de manifestants pacifistes à avoir investi la place de la Liberté de la Presse en brandissant des mots d'ordre clairs, inscrits sur des banderoles : «Levée de l'état d'urgence», «Pour la liberté d'expression» ou encore «Ya mouwaten fekk el qouyoud» (citoyen, brise tes chaînes)». Ils ont scandé Qassaman. Ils ont chanté Min Djibalina et ont donné de la voix en s'écriant à l'unisson : «Djazaïr hourra dimocratia». Il était 13h quand les premiers manifestants commençaient à occuper les lieux. Ils se sont appropriés la rue sous les yeux de badauds tantôt médusés, tantôt amusés par ce véritable «show citoyen». Et c'était d'autant plus un «show» qu'il était le fait, au moins pour une partie, d'un nombre important d'artistes entre cinéastes, comédiens, écrivains, éditeurs, musiciens. Ils ont répondu à l'appel d'un collectif qui s'est créé sur facebook sous le nom de Mouvement pour la reconquête citoyenne (MRC). Parmi les artistes qui ont répondu présent, citons les comédiens Adila Bendimered, Kader Farès Affak, Nabil Asli ; les réalisateurs Khaled Benaïssa, Karim Moussaoui, Lamine Ammar-Khodja ; le groupe de punk hardcore Dimokhratia ; les écrivains Bachir Mefti, Sofiane Hadjadj, Chawki Amari, Adlène Meddi ainsi que des représentants des éditions Barzakh. Il y avait aussi un nombre important de journalistes venus en leur nom propre et beaucoup de militants associatifs qui, même s'ils n'étaient pas forcément mandatés par leurs organisations respectives, ont tenu à soutenir cette action, à l'instar de Abdelmoumen Khelil de la LADDH, Arezki Aït Larbi de SOS Libertés, Yacine Teguia du MDS, Si Mohamed Baghdadi du Réseau des démocrates algériens, ainsi que des membres du groupe Bezzzef !, des représentants de LMG (la coordination pour la libération de Mohamed Gharbi) et des représentants du Comité de défense des libertés démocratiques. Fait frappant : il y avait énormément de jeunes, des «facebookistes» pour qui le combat «virtuel» se faisait étroit. Dans le périmètre relativement serré de l'esplanade, la foule semblait presque compacte. Et elle était résolument mixte tant les femmes ont répondu en force à l'appel du MRC. Adila Bendimered, une des animatrices de ce rassemblement, explique : «J'étais en tournage à Tlemcen quand les émeutes ont éclaté. Je ne pouvais pas rester insensible à cela. En retrouvant ma famille artistique, j'ai réalisé que nous étions habités par les mêmes angoisses. Les mêmes questions. Nous nous sommes dit, il faut qu'on fasse un truc. Et ce fut cette initiative lancée avec ce Mouvement de la reconquête citoyenne parce que nous nous sommes dit que le plus urgent, c'est de reconstruire notre citoyenneté. C'est ainsi qu'on a travaillé sur l'articulation des mots, les mots à poser sur ces événements. Pour nous, la cité n'est pas un assemblage urbain mais un ensemble social. C'est donc un corps de citoyens associés. Il fallait réfléchir à des actions de nature à mettre fin à toute cette inertie.» Une arrestation et beaucoup de fierté En face, en guise de premier cordon, la police. Et en arrière-plan, sur les trottoirs, sur les balcons, le public. Au milieu, la chaussée. Quelques klaxons de solidarité. Des regards perplexes. Le dispositif de sécurité s'est voulu léger au départ, avant qu'un camion de police et quelques voitures des forces de l'ordre ne prennent position sous le tunnel menant vers la gare de l'Agha. La police se la joue «cool» au début, comme l'illustre l'attitude de cet agent de l'ordre qui vient demander discrètement à l'un des participants : « Qui êtes-vous ? Pourquoi ce rassemblement ? Vous allez utiliser des banderoles ? Il y a des étrangers parmi vous ? Vous comptez tarder ? En tout cas, c'est juste pour vous aider à organiser les choses. S'il y a des gens véhiculés, nous voulons bien les aider à trouver une place de stationnement…» (sic). 13h30. Adila et Sofia sortent les banderoles. Le groupe de manifestants s'avance vers l'avant de la placette. Et les manifs de commencer. Outre les banderoles, des slogans sont bientôt lâchés en chœur : «Y'en a marre de ce pouvoir !», «A bas la répression, liberté d'expression !», «Urgence : nehhouna l'état d'urgence !», «Barakat el hogra», «Barakat el harraga», «Houria dimocratia, âdala ijtimaîya» (liberté, démocratie, justice sociale), «Libérez les détenus !»… A l'évidence, la chute brutale de «Zinochet» était dans tous les esprits. D'aucuns se disaient «jaloux de nos frères tunisiens». La solidarité (pour ne pas dire la communion) avec le peuple tunisien insurgé était totale. Des hymnes ont été chantés en hommage à Tunis : «Tounès dialna», « One tou tree, vive la Tunisie !»… 13h50. Les policiers finissent par perdre patience. Ils s'approchent du premier rang et saisissent les banderoles d'autorité. Mais le rassemblement ne se disperse pas pour autant. Quelques escarmouches ponctuent la manif. 14h05. Le rassemblement est levé sur Qassaman. Rendez-vous est pris pour samedi prochain, même place, même heure. Des youyous fusent. Des applaudissements. «Ou djibou maâkoum el ghachi» (ramenez du monde avec vous), lance Adila. En empruntant l'avenue Victor Hugo, le portable de Adila sonne. «Ils ont embarqué Sofia» nous dit-elle. Une voiture de police l'a interceptée avant de l'embarquer au commissariat de Cavaignac. Sofia Djama ne sera relâchée qu'en début de soirée. La LADDH n'a pas manqué de dénoncer cette arrestation dans un communiqué : «Le droit au rassemblement pacifique est garanti par la Constitution algérienne et le Pacte des droits civils et politiques ratifié par l'Algérie», rappelle avec fermeté ce document.