C'est sans doute la phase la plus délicate de la révolution démocratique tunisienne. Alors que le bras de fer entre la rue et ce qui reste du régime du président déchu continue, le Premier ministre, Mohammed El Ghannouchi, a annoncé, hier, la composition du gouvernement provisoire «d'union nationale» composé de 24 ministres et ministre délégués, comprenant trois chefs issus de l'opposition légale. Il s'agit du chef historique du Parti démocrate progressiste (PDP), Ahmed Najeb Chabbi, nommé ministre du Développement régional, du chef du Forum démocratique pour le Travail et les Libertés, Mustapha Ben Djaâfer, ministre de la Santé, et de Ahmed Ibrahim du mouvement Ettajdid (ex-communiste) qui hérite du ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Mais six membres de l'ancien gouvernement Ben Ali ont été reconduits, dont le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane, et celui de l'Intérieur, Ahmed Kriaâ. «C'est l'ancien régime relooké», a commenté le militant des droits de l'homme, maître Abderaouf Ayadi. Le gouvernement provisoire dit «d'union nationale» aura pour mission de gérer la période de transition et préparer l'élection présidentielle. «Une élection qui devrait se tenir dans six mois afin de permettre à tous les acteurs politiques de se donner le temps de se préparer», a indiqué la secrétaire générale du Parti démocrate progressiste, Mme Maya Jribi, dans une déclaration faite à El Watan juste après l'annonce du gouvernement provisoire, dont le ministère de la Communication est supprimé «accusé de censurer la liberté de la presse et d'expression dans le pays», selon El Ghannouchi. El Marzouki dénonce une mascarade Le nouveau gouvernement, le premier du genre depuis 23 ans, comprend aussi des figures de la société civile. Réagissant à l'annonce du gouvernement, l'opposant historique Moncef El Marzouki a dénoncé «une mascarade et une fausse ouverture politique avec le maintien des hommes de Ben Ali». De son exil, il continue de réclamer «une rupture radicale avec l'ancien régime en abolissant toutes les institutions de la dictature, d'exclure le RCD et l'élection d'une Assemblée constituante». «Ce n'est pas un gouvernement d'union nationale car il ne s'est ouvert qu'à trois partis d'opposition, qui étaient déjà adoubés par la dictature de Ben Ali. Ce gouvernement est composé des membres de la dictature», a-t-il déploré. Il a appelé le peuple tunisien «à rester vigilant face à un risque de récupération de sa victoire contre la dictature». Dans la matinée, El Marzouki, qui dirige le Congrès pour la République (CPR), a annoncé sa candidature à l'élection présidentielle. Et pour donner des gages à la rue tunisienne toujours en colère contre le maintien des symboles de l'ancien régime, El Ghannouchi a annoncé des mesures politiques qualifiées «d'importantes» par l'opposition modérée. Il a annoncé «la libération de tous les détenus politiques, la levée d'interdiction d'activité des organisations de défense des droits de l'homme ainsi que la légalisation de tous les partis politiques interdits au temps de Ben Ali». Le Premier ministre a annoncé également la mise en place d'une commission de réforme politique, qui serait chargée d'élaborer de nouvelles lois, confiée au professeur Yahia Ben Achour, une personnalité nationale jouissant d'une grande crédibilité. «Seulement, le peuple tunisien a posé un problème politique qu'il faut résoudre de manière radicale et non le diluer dans des commissions», a commenté le militant des droits de l'homme, Abderaouf Ayadi. Il a, par ailleurs, dénoncé : «La constitution d'un gouvernement où figurent quatorze ministres de l'ancien régime n'a rien d'union nationale tant que les symboles sur lesquels est assis l'ancien régime sont encore là. La rue défendra jusqu'au bout sa révolution démocratique. L'annonce du gouvernement a été suivie d'une série de manifestations de colère des Tunisiens.» En somme, l'annonce d'un gouvernement de «coalition nationale» ne met pas un terme à la révolte populaire qui a fait tomber l'ex-président Ben Ali. Les Tunisiens gardent en mémoire les promesses de démocratie et de liberté faites par l'ancien président lors de sa prise de pouvoir un certain 7 novembre 1987, qui ont vite tourné au cauchemar dictatorial. L'inquiétude des Tunisiens est d'autant légitime lorsqu'on sait que le président par intérim, Fouad Mbazaâ, avait supplié, en novembre 2010, Ben Ali de se porter candidat à la présidentielle de 2014. El Ghannouchi est toujours en contact avec le président déchu. Il a confirmé, hier sur la chaîne France 24, avoir «appelé Ben Ali pour lui faire part de la situation qui règne dans le pays» ! Les Tunisiens gardent en tête aussi que c'est sous l'actuel Premier ministre que le pouvoir réprimait dans le sang, un mois durant, les manifestants de la liberté. Il est fort à craindre que les caciques de l'ancien régime ne se recyclent dans un nouveau système qui va exclure du jeu politique tous ceux qui ont maintenu la flamme de la résistance contre la dictature. C'est un classique des révolutions.