A maintes occasions, la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH) a tiré la sonnette d'alarme sur la menace d'explosion sociale et politique en Algérie. Dans cet entretien, le président de la Ligue revient sur l'actualité et les initiatives de l'opposition. - Dans la déclaration de la ligue, au sujet des émeutes qui viennent de secouer l'Algérie, vous dites que les jeunes ont exprimé non seulement des revendications sociales, mais aussi un marasme politique profond… Un vent d'émeutes souffle sur notre pays depuis des années, et la série d'immolations des citoyens dans plusieurs villes indique, comme un ensemble de témoins rouges, l'échec de la politique du développement menée par le gouvernement. Mais le pouvoir s'est contenté de se murer dans un profond mutisme et gérer l'équilibre en son sein au lieu de se préoccuper d'une situation qui menace de provoquer une série de ruptures qui pourraient s'avérer irrattrapables. L'arbitraire a fini par désabuser la population à l'égard des lois. Les citoyens se sentent complètement délaissés, et expriment de plus en plus violemment leur désespoir. L'état de délabrement moral et politique de notre pays est porteur de tous les dangers d'implosion, surtout avec la hausse vertigineuse des prix des produits alimentaires. Cette hausse a donné l'occasion aux jeunes chômeurs de manifester leur ras-le-bol d'une vie qu'ils qualifient d'insupportable et qui va de mal en pis. Malheureusement, notre gouvernement a livré l'économie et le commerce aux barons de l'informel qui imposent leur loi sur le marché, se jouant des prix, y compris ceux des produits de large consommation. Il a encouragé un secteur privé constitué de prête-noms, acolytes avec les organismes de l'Etat et complices dans des affaires de corruption. En Algérie, la fracture est très nette entre l'opinion publique et l'action publique. Cette fracture est l'une des raisons d'une peur qu'on ne peut prendre à la légère.
- Vous avez écrit aussi que ces émeutes étaient la conséquence directe de l'interdiction des réunions publiques, des marches et manifestations politiques… Dans une société démocratique, l'exercice de la citoyenneté se réalise par l'adhésion des citoyens dans des partis politiques, des syndicats, ou bien dans le cadre d'une association. Ces formes d'organisation sont les cadres légaux pour toute action citoyenne et les espaces privilégiés à l'éducation à la démocratie. L'interdiction de ces formes d'expression est un acte contraire aux principes démocratiques. C'est la fermeture pure et simple du champ politique et la dépolitisation de toute la société. Des manifestations sans encadrement et sans but précis, sans slogans clairs, préalablement définis, et un service d'ordre capable de maîtriser les participants et de bloquer les agitateurs engendrent généralement des situations déplorables, surtout avec la hausse vertigineuse de la criminalité à tous les échelons de la société. D'ailleurs, la LADH a enregistré avec beaucoup de peine que les émeutes qui ont secoué plusieurs villes ont causé d'importants dégâts matériels et physiques. Cette situation, dont le pouvoir est entièrement responsable, est la conséquence directe de l'interdiction des réunions publiques, des marches et manifestations politiques envisagées et encadrées par les partis politiques, les syndicats et les organisations de la société civile.
- Des partis de l'opposition et des organisations de la société civile animent des initiatives pour revendiquer le changement. Adhérez- vous à cette démarche ? La LADH est au cœur de la démarche, mais elle a des réserves sur la marche pour plusieurs raisons: primo, il n'est pas question pour nous, Algériens, d'importer des idées ou bien de faire du «copier coller» suivant le langage de la génération Internet. Les révolutions ne se copient pas, car chaque société a ses spécificités. Deuxio, en Algérie, on parle toujours du pouvoir occulte. Je me demande comment les Algériens peuvent identifier ce pouvoir occulte et le chasser. Il ne faut pas oublier aussi que notre pays est dominé par plusieurs mouvements : le mouvement islamiste, le mouvement national, le mouvement démocratique, le mouvement laïc, le mouvement amazigh. Les évolutions possibles sont tributaires de la capacité et de la volonté d'accepter l'autre et de travailler ensemble pour la construction d'une Algérie de tous les Algériens. La bonne approche pour la LADH est le changement pacifique qui passe nécessairement par une préparation et une réunification des bonnes volontés sans calculs partisans.
- Le gouvernement continue à interdire les manifestations et insiste pour le maintien de l'état d'urgence…
Le pouvoir algérien, en plus du verrouillage du champ politique, fait subir à la société algérienne, depuis des années, un profond processus de dépolitisation. Il a chassé du terrain politique toutes les voix contraires et les acteurs de la société civile autonome. En dépit du fait qu'on a pu relever, au cours des dernières années, l'abandon par les pouvoirs publics du recours à des mesures exceptionnelles entrant dans le cadre de l'application des textes de l'état d'urgence, le gouvernement insiste pour le maintien de l'état d'urgence. Pour nous, le maintien de cette disposition constitue une atteinte à la démocratie et aux droits de l'homme et une violation de la Constitution dans ses articles 91 et 92. En l'état actuel des choses, l'état d'urgence ne se justifie plus.
- Des rumeurs persistantes annoncent un remaniement gouvernemental imminent, pensez-vous qu'une telle mesure saurait désamorcer l'explosion de la rue ? Le problème en Algérie est plus profond car le gouvernement ne remplit pas ses fonctions. La prédominance de l'institution présidentielle dans le système politique algérien a fait que la marge de manœuvre des autres institutions du système soit limitée. Les conseillers du Président et son cabinet constituent un gouvernement parallèle, agissant sans qu'il y ait une clarification de leurs compétences par rapport à l'institution gouvernementale. La création de la coalition présidentielle a constitué un autre facteur de dysfonctionnement du système politique et un blocage au processus de démocratisation dans notre pays. La coalition présidentielle est la nouvelle version du parti unique. D'ailleurs, au sein du FLN avant le multipartisme, il y avait les tendances qui ressemblent au MSP et au RND, c'est la même famille idéologique. Pour nous, il faut libérer l'action politique du monopole de la coalition présidentielle. Pour désamorcer l'explosion de la rue, il faut des actes pour la démocratisation de la société, des actes pour le respect des droits de l'homme et des programmes pour un développement humain durable.
- Qu'est-ce que cela implique, selon vous ? La situation en Algérie exige des réformes constitutionnelles et institutionnelles, des réformes économiques et un certain nombre de mesures de transparence s'impose en matière de projet de société, en matière de conduite des opérations de restructuration et de redéploiement économique et aussi en matière du rôle de l'Etat, du secteur privé et de la société civile.Une concertation et un consensus entre tous les acteurs politiques et de la société civile autonome sans exclusion sont nécessaires pour la rédaction d'une nouvelle Constitution dans laquelle, les pouvoirs du Premier ministre et du gouvernement et ses actions doivent être clarifiés. Il y a aussi des questions fondamentales à revoir. La question de l'identité algérienne avec tous ses éléments constitutifs doit être réglée définitivement dans notre Constitution. Ensuite, il faut mettre fin à l'ambiguïté de la relation entre la religion et la politique. L'histoire de notre pays met en relief la complexité et la profondeur de la relation entre l'Islam et la politique. Il s'agit de deux champs en étroite interaction dont l'influence sur l'évolution de la vie sociale et politique est indéniable. Le défi pour notre pays réside dans la gestion de la relation entre religion et politique, sans tomber dans la confrontation.
- Pensez-vous que les conditions pour un scénario à la tunisienne sont réunies pour influer sur le cours des choses en Algérie ? Les choses, en Algérie sont différentes. La scène politique se caractérise par une crise de confiance qui se situe à plusieurs niveaux : entre l'institution présidentielle et les acteurs politiques, entre les acteurs politiques eux-mêmes, entre les citoyens et la classe politique et aussi entre les citoyens et les institutions telles que le Parlement, le gouvernement et la justice, largement discréditées. A cela, il faut ajouter le problème du «zaïmisme» qui reste maître dans les esprits et la prédisposition chez les élites à faire des concessions vis-à-vis de l'institution présidentielle, en plus d'une culture d'opportunisme qui caractérise de plus en plus leur comportement.
- Comment expliquer les appels de certains leaders de partis politiques qui siègent au Parlement, à l'organisation d'élections parlementaires anticipées, alors qu'ils peuvent tout simplement démissionner ? Les Algériens de bonne volonté sont conscients, mais sont éparpillés. Il n'existe pas de cadre qui puisse canaliser et capitaliser les efforts et les sacrifices. L'Algérie a connu déjà des années de violence, les sages dans notre pays préfèrent un changement pacifique.