Le monde arabe flambe et ce n'est pas une simple figure de style. Il flambe littéralement dans la chair de ses citoyens ; il flambe de rage désespérée devant le mépris sans borne dans lequel le tiennent tous les dirigeants arabes de l'Atlantique à la mer Rouge ; il flambe d'indignation devant la prédation quasi généralisée des richesses nationales dont les peuples de la région sont si injustement spoliés ; il flambe parce qu'il vient un moment où il constate qu'il n'est plus possible de supporter cette indignité sans étouffer d'amertume et de colère. Chaque homme qui s'immole dans le monde arabe est un appel désespéré à la liberté et au respect de la citoyenneté. Honte à vous, leaders autoproclamés d'être capables de faire naître un tel désespoir chez vos concitoyens ! Honte à vous d'avoir amené le monde que vous êtes censés diriger à un tel point de révolte que l'offrande de la douleur ultime soit désormais considérée comme une arme politique ! L'indignation qui nous étrangle devant cette tragédie ne doit cependant pas être vaine. Comprendre, d'abord, s'impose. Mais au-delà des causes – sociale, économique, politique – que nous connaissons tous et qui inondent à longueur de pages les colonnes de nos journaux, pouvons-nous seulement comprendre le geste d'un jeune de vingt ans qui enflamme son corps pour exhaler sa souffrance ? Au-delà des circonlocutions sur la sclérose des régimes, l'injuste répartition des richesses et la gangrène de la corruption, pouvons-nous seulement imaginer la quantité de douleur qu'il faut avoir accumulé pour faire flamber sa chair et, pour les suivants, pour les vivants, faire retentir sa rage ? Nous avons beau presser nos tempes pour comprendre, nous ne faisons que répandre au loin le vain murmure du bavardage. En vérité, nous ne pouvons rien comprendre, mais seulement contribuer à ce que la mort de nos jeunes crible nos consciences au quotidien – et résonne ainsi dans l'éternité. Nous pourrions alors égrener les réformes qui nous paraissent indispensables : respect des libertés fondamentales, plus vaste redistribution des ressources, lutte sans faillir contre la corruption, réforme de la justice et des services publics… Nous pourrions aussi marteler que, en dépit de ses périls, la démocratie est notre idéal et que nous la réclamons d'urgence et partout. Nous pourrions encore et inlassablement revendiquer plus d'égalité, plus de droits et plus de liberté. Nous pourrions faire tant de choses si nous étions sûrs d'être écoutés. Mais à défaut, nous ne ferions que gesticuler depuis nos promontoires et ajouter à la kyrielle notre lot de doléances. Nous ne sommes porteurs de rien d'autre que ce message en forme d'épitaphe que nous destinons à nos «chers» gouverneurs : puissent ces martyrs ne s'être pas enflammés pour rien, puissent-ils n'avoir pas endossé pour rien l'effarante responsabilité de se donner la mort par dépit. Nos pays ne sont pas les victimes d'une sinistre fatalité. Nous ne sommes condamnés ni à nous entretuer ni à nous suicider. Pourvu que nos dirigeants, même en tendant l'oreille, écoutent un instant le bruit sourd de la détresse. Rien qu'un bref instant.