Des «seniors» retraités de la ville de Jijel semblent avoir trouvé leur voie, celle du jeu des mots croisés dont ils semblent avoir fait leur passe-temps le plus utile. Tous les matins que Dieu fait, un quatuor de retraités de l'éducation nationale, auquel se joint un ancien conservateur des forêts, se met à l'œuvre autour d'une table dressée au centre d'un petit local pour résoudre une ou deux grilles de mots croisés soigneusement découpées dans des quotidiens ou dans des publications spécialisées. Après un rapide survol de la grille, les compères, dont un (affectueusement surnommé le scribe) est résolument armé d'un stylo à bille, s'attaquent à cette bonne vieille grille dans un silence et une atmosphère de concentration qui pourraient laisser supposer qu'ils préparent quelque entreprise titanesque de laquelle dépendra le sort du monde ! Bientôt, une sorte d'émulation s'installe, chaque participant faisant étalage de son «savoir» et de ses «hautes» connaissances linguistiques. Yacine, Smaïn, Bachir parmi les pionniers de l'enseignement dans la région, Hocine, un ingénieur forestier, Mohamed C., un normalien passionné des mots croisés et de la pêche à la ligne et, souvent retardataire, Hafidh, un infirmier accro de ce jeu, ouvrent un débat passionné pour la résolution de la grille du jour. Une grille qui doit être impérativement remplie, il va de l'honneur des débutants. Quand ça coince devant un mot ou une définition alambiquée, Bachir n'hésite pas à recourir aux deux tomes d'un vieux dictionnaire des années 1970, à côté desquels trônent des classiques de Gustave Flaubert et du Parfait secrétaire. Cet appel au dico est quelquefois nargué dans l'hilarité générale. L'édition 1972, dont les pages ont jauni avec le temps, est obsolète du moment que de nombreux nouveaux mots ont fait leur apparition depuis. Le groupe, les yeux plongés dans le journal, s'entête quand même à décrypter la grille quelles que soient la finesse et la difficulté de la définition proposée par le verbicruciste. «Je m'adonne aux mots croisés depuis l'âge de 20 ans», confie Yacine, un cruciverbiste invétéré qui considère que ce jeu de lettres est «le meilleur moyen de meubler son temps en gardant fraîches ses méninges». Pour sa part, Khaled, 75 ans, un autre retraité de l'éducation nationale, estime qu'en tant que sport cérébral, les mots croisés «sont un plaisir et une détente qui rajeunissent l'esprit». Les autres joueurs abondent gaiement dans le même sens : «Il faut jouer aux mots-croisés pour ne pas rompre avec la culture et les connaissances acquises durant toute une carrière.» En tant qu'anciens éducateurs, ils conseillent «vivement» aux jeunes d'aujourd'hui de plonger dans le monde des mots-croisés, qu'il s'agisse de grilles en français ou en arabe, car cela «enrichit le vocabulaire et nourrit la culture générale». L'idée de mettre sur pied un tournoi local de mots croisés, doté de prix symboliques, a même été émise par l'un de ces cruciverbistes, Brahim en l'occurrence, qui estime que c'est un créneau très en vogue sous d'autres latitudes. «Hélas, déplore-t-il, il est peu probable que cette suggestion puisse trouver un écho chez un mécène ou un sponsor, dans cette cité littorale où l'investissement dans la bouffe a pris le dessus sur tout.» Yacine assure que l'image d'une grille résolue à 100% procure un plaisir difficile à décrire. «Moi, personnellement, cela me plonge dans une sorte de Nirvana», jure-t-il, provoquant les acquiescements de Khaled qui assure qu'une fois la grille finie, c'est d'un cœur plus léger qu'il effectue une petite flânerie en ville, sur le front de mer.