Que se passe-t-il sous le casque des policiers antiémeutes, mobilisés par milliers et de plusieurs wilayas pour empêcher les marches à Alger ? El Watan Week-end les a interrogés. «Nous ne connaissons plus de repos à cause de ces manifestations, si cela perdure, le risque de dérapage n'est pas à exclure», avertit un chef brigadier des forces antiémeutes d'El Hamiz (Alger-Est). Etrangement la plus grande caserne des forces de l'ordre se trouve à quelques encablures de la maison des syndicats à Dar El Beïda, d'où la Coordination nationale pour le changement et la démocratie appelle depuis janvier dernier la population à briser le mur du silence et recourir à la rue pour réclamer le changement du système et la démocratie. Face à ces appels incessants pour manifester notamment dans la capitale, les autorités ont affirmé clairement leur refus d'autoriser toute tentative de marche, et ont déployé un dispositif qualifié d'«état de siège». Les éléments de la police que nous avons rencontrés ne sont pas indifférents à la situation qui prévaut dans le pays, même s'ils pensent que «la revalorisation de nos salaires décidée récemment par les autorités ne changera pas notre avis sur la hogra et la corruption», avoue un policier. «Mais nous n'allons pas nous révolter contre la hiérarchie, nous avons intégré les rangs de la police en sachant très bien que ce genre d'initiatives sont interdites et qu'il n'y a pas de place à la politique. C'est un corps constitué et nous devons nous conformer à la lettre aux instructions quitte à utiliser la force face aux manifestants», tranche Mustapha, 28 ans, agent de l'ordre de la wilaya de Mostaganem. Mustapha, avant d'intégrer la police, était chômeur, son niveau d'instruction ne lui permettait pas de trouver du travail : «J'ai le niveau de 9e année moyenne. Quand j'ai entendu parler du recrutement en masse par la DGSN, je me suis rapproché de la division pour déposer mon dossier. Mon niveau ne me le permettait pas, alors j'ai dû faire comme les autres et m'inscrire à l'enseignement par correspondance pour atteindre le niveau de terminale. La police est un emploi stable, je n'ai pas d'alternative.» Ali Tounsi, l'ex-DGSN assassiné, avait annoncé, le 29 juin 2005, l'élaboration d'un «programme quinquennal de redéploiement de la police à travers l'ensemble du territoire national» à la suite d'une «instruction» du président Bouteflika. Ce «redéploiement» s'inscrit, selon ses initiateurs, dans le cadre de la lutte contre le crime organisé et la petite délinquance dont l'ampleur est jugée «inquiétante» par les spécialistes et les observateurs. Ce programme a ainsi prévu le renforcement des rangs de ce corps de sécurité. Hogra Le directeur de la DGSN a révélé, le 6 novembre 2005, que le président de la République voulait doubler l'effectif de la police, qui atteindra les 200 000 hommes en trois ans. Chose promise, chose faite : aujourd'hui l'effectif de la police avoisine les 180 000 agents tous grades confondus. «Le gros est composé d'AOP (agents de l'ordre public), leur niveau d'instruction est faible puisque la DGSN n'exige aucun diplôme universitaire pour leur recrutement. Il se fait par la présentation d'un certificat de scolarité de la terminale», explique un commissaire. La politique de ressources humaines adoptée par l'état-major de la DGSN a conduit, selon nos interlocuteurs, à de graves problèmes au sein de la police : «La régionalisation, l'idéologisation et la hogra au sein de la police mènent à des conflits entre les éléments, par conséquent, cela se traduit par une brutalité sur le terrain», analyse le commissaire. Une question s'impose, comment cela se manifeste réellement ? «Nous avons un problème avec nos collègues issus des autres wilayas, ils n'arrivent pas à s'adapter à la population locale et leur comportement est souvent offensif. Ça s'appelle le complexe algérois. D'ailleurs, nous entretenons des relations tendues avec eux. Même chose chez nos responsables hiérarchiques qui privilégient les éléments de leur région au détriment des compétences et de la réalité du terrain, où l'enfant de la ville est le plus apte à gérer les situations d'urgence que les autres», explique Mohamed, policier algérois. Son camarade continue sur la même lancée : «Tous ces complexes exacerbés, ces divergences de points de vue, la hogra et les idées régionalistes, notamment envers les Kabyles, convergent vers un comportement brutal. Souvent quand nous recevons nos ordres, notamment dans la marche du RCD, un des chefs nous avait dit clairement : ‘il faut empêcher les Kabyles de marcher à Alger'», révèle-t-il. Prenant la parole, son camarade originaire d'une ville de l'Ouest répond : «Les Algérois se croient supérieurs aux autres et seul leur raisonnement est juste. Alors qu'ils ont tort, il faut appliquer la loi à la lettre, si nous les suivons, cela mènerait à l'impunité, à l'insurrection comme nous l'avons vécu en Kabylie», argue ce chef brigadier, expérimenté dans l'étouffement des mouvements de protestation. La police manque aussi au sein de ces effectifs de «spécialistes en communication, ce qu'on appelle les intermédiaires ou les négociateurs», selon un commissaire de la banlieue d'Alger. Vengeance L'autre explication qui pourrait nourrir la brutalité avec laquelle les forces de l'ordre répriment les manifestations est les longues heures et les conditions de travail qu'endurent les policiers pendant ce genre d'événements. «Nous sommes mobilisés durant 30 heures, sur le qui-vive, prêts à intervenir. Nous manquons de sommeil, nous sommes mal pris en charge en plus de la pression des chefs», avoue un autre policier de Béni Messous. Autre élément à prendre en compte : «Les blessures des policiers pendant les dernières émeutes qu'a connues le pays (janvier dernier) ont alimenté le sentiment de vengeance même symbolique qui serait assouvie par l'utilisation de la force, et c'est ce que nous craignons le plus», confie un haut responsable sécuritaire. Cependant, tant que la nature pacifique des manifestations persiste, cela pourrait amener les policiers à adoucir leur conduite «et rectifier leur comportement tout en respectant les lois», assure la même source. Mais à force de recourir au dispositif draconien mis en place depuis janvier dernier, qui inclut le déplacement des unités des autres wilayas du pays, «un phénomène d'usure pourrait s'ensuivre et la nervosité les gagner. Dans le cas d'un débordement par les manifestants, l'hypothèse du recours aux armes à feu reste plutôt improbable, seule l'intervention de l'armée pourrait être envisagée sinon», a averti Mohamed Chafik Mesbah, ex-officier supérieur de l'ANP dans un entretien accordé au site d'information TSA. Seulement voilà, les policiers que nous avons rencontrés malgré leur implication directe dans la confrontation entres les opposants et le pouvoir ont tenu à nous exprimer leur pleine adhésion au mouvement de changement engagée en Algérie. Quand même…