Si les obsèques de cheikh Abdeldjebar se sont limitées à la participation de nationaux venus des quatre coins du pays, notamment des zaouïas de Temacine, du Souf, d'Oran, de Tlemcen, de Sidi Bel Abbès, d'Alger et de Blida, les prochains jours verront l'arrivée de délégations comprenant des personnalités de haut rang particulièrement du continent africain et du monde arabe. Sont attendues des délégations provenant du Soudan, de Tunisie, de Libye, d'Egypte, d'Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis, de Syrie, du Cameroun, du Sénégal, du Niger, du Nigeria, du Bénin et bien d'autres contrées. Ceci pour dire que les quelque 500 millions d'adeptes que compte la confrérie n'est pas qu'une vue de l'esprit. A trop confondre l'obéissance que vouent les millions d'adeptes au khalifa avec la notion de pouvoir, les profanes s'interrogent sur la nature des rapports qu'entretient la zaouïa mère de Aïn Madhi (Laghouat) avec l'ensemble des zaouïas disséminées à travers le monde. Selon les cheikhs de la tariqa qui porte le nom de son fondateur, Sidi Ahmed Tidjani (Tidjini, selon une acception plus plausible en référence à la tribu dont il est issu), c'est à Aïn Madhi que le fondateur de la tariqa a appris, sous la conduite de savants et érudits, tels que Aïssa Bouakaz, la théologie, les bases du soufisme et bien d'autres savoirs. Après un pèlerinage aux Lieux Saints de l'Islam, au cours duquel il eut l'occasion de mesurer son savoir à celui des pôles du moment, de retour au ksar, fuyant les pressions des Turques, il se réfugia à Bousemghoun, non loin de Aïn Sefra et de Figuig (Maroc). Autorisé qu'il était, il s'adonna à la pratique des rites propres au soufisme. C'est là, dans sa « kheloua » de Bousemghoun, qu'il atteindra le rang de wali « jawharat al kamal » et se fera proclamer comme le dernier des walis. Pour les adeptes de la tariqa, il existe un sceau de sainteté reconnu au cheikh Sidi Ahmed similaire au sceau de la prophétie reconnu à Mohamed, Messager de Dieu, dont il descend. Le secret, selon les adeptes, tient au fait que le nombre de walis (124 000) est le même que celui des prophètes et que chaque wali tient son savoir d'un prophète, comme le nombre de pôles, 340, est similaire à celui des roussoul (messagers). Succession S'agissant du khalifa, terme désignant la succession, il est établi que, dès lors que le fondateur s'était installé au Maroc jusqu'à la fin de sa vie, il désigna par une délégation du pouvoir à représenter la tariqa, le cheikh Ali Al Temacini, premier compagnon du cheikh, et Si Belkacem Ben Belkacem d'Oran, lesquels furent chargés de la propagation de la tariqa, le premier pour le Sud, le second pour le Nord, et étaient chargés de l'éducation des deux fils du cheikh. Selon une première version, attribuée à Mohamed El Kebir Temacini, le cheikh n'eut que deux enfants, un garçon et une fille, qui moururent en bas âge. Selon une autre version, il fut établi l'arbre généalogique de la descendance ; il eut cinq enfants dont deux, Ismaïl et Mokhtar, moururent en bas âge et sont enterrés à Bousemghoun, Khelifa, enterré à Fès, Mohamed Lekbir Leghrissi, lequel fut assassiné à Ghriss, près de Mascara, et Mohamed El Habib, lequel succéda à son père et est considéré comme le continuateur de la descendance à qui par le lien de sang revient la succession. Depuis, sur la base des liens de sang, se sont succédé huit khalifas : Sid Ahmed Amar 12 ans, Al Bachir 11 ans, Allal 9 ans, Mohamed El Kebir 4 ans, Mahmoud 2 ans, Tayeb 48 ans, Ali 9 ans et Abdeldjebar 14 ans. Il faut souligner que durant le khalifa de cheikh Tayeb, qui était établi au Maroc, ce dernier désigna cheikh Benomar comme représentant de la zaouïa auprès des pays étrangers et cheikh Ahmida pour gérer les affaires courantes à Aïn Madhi. Pour être au fait de l'histoire de la zaouïa, l'architecture du vieux ksar et des anciennes zaouïas qui s'y trouvent est édifiante à plus d'un titre, la maison de Si Belkacem, où est né le fondateur, existe toujours, comme la maison Fkirine d'où les Turcs emportèrent plus de cent charges de chameau en livres pour dire que le ksar de Aïn Mahdi, vieux de 12 siècles, était un centre rayonnant de savoir. M'hat Essoltane, siège actuel de la zaouïa, fut le lieu où l'Emir Abdelkader érigea son camp lors du siège qui dura six mois ; loin des remparts fut édifié, loin des regards, Kourdane, où demeurait l'épouse de Ai Amar (Aurélie Picard), lors d'une période des plus controversées. Pour paradoxal que cela puisse paraître, l'une des phases les plus rayonnantes de la tariqa fut celle où cheikh Benomar, accompagné d'un savant en la personne de Ahmed Lanaya, entreprit un voyage à travers les pays africains qui dura plus de cinq ans, peu avant la guerre de Libération. En plus des milliers d'adeptes qu'il convertit, son périple gêna particulièrement les colonisateurs, qui y mirent fin. Alors que la zaouïa évitait de s'opposer ouvertement à l'occupation, cheikh Benomar fut arrêté est détenu à Oussera, après la découverte d'une cache d'armes au siège de la zaouïa, et l'on ne compte pas tout l'apport qu'apporta la zaouïa aux moudjahidine d'El Gaâda en cette période. C'est aussi la période au cours de laquelle la zaouïa fut totalement établie au niveau du ksar fondateur quand d'autres voulaient déplacer le centre de rayonnement au Maroc. Depuis, comme pour respecter le testament du cheikh fondateur, qui aurait dit de son exil : « Que nul endroit au monde ne sied mieux à mes enfants que le Sahara. » A ce titre, les efforts du défunt Abdeldjebar pour jeter les bases d'une université de la tariqa est l'un des jalons les plus importants à même de rendre au vieux ksar le rayonnement qu'il eut dix siècles durant. Si le cheikh Ahmed Tidjini n'a laissé aucun écrit, les écrits de références El Fath ar Rabbani, Boughiat El Mustafid, Kachf El Hijab, Al Jamiî, Jawahir Al Maâni et Arrimah de Omar El Fouti sont tous liés au seul manuscrit du cheikh qui est toujours gardé par le Maroc. Il est toutefois utile de rappeler que la première zaouïa fut édifiée à Guemmar, au Souf, bien avant celles de Temacine et de Fès, et que parmi les premiers maîtres qui ont contribué à l'enrichissement spirituel de la tariqa, l'on cite Sidi Hrazem (Fès), Erryahi (Tunis), Larbi Bessayeh (Rabat) et Ali Al Temacini. Alors que les millions d'adeptes s'en remettent aux descendants quant à la désignation du futur khalifa général, qui interviendra un peu plus tard, il appartient à la famille au sens large et dans la discrétion absolue de s'accorder sur un nom. Il n'est pas exclu cette fois que l'on déroge à la règle qui veut que c'est le plus âgé d'entre les arrières-petits-fils du cheikh qui soit désigné pour être à même de gérer un héritage lourd. En effet, selon ce critère, le khalifa revient à Hadj M'hamed qui peut toutefois, en raison de son état de santé, se désister au profit d'une personne de son choix. Il n'est d'ailleurs pas exclu, après concertation avec les oulémas, que le successeur soit le porte-parole actuel de la zaouïa, en la personne de Ghrissi, fils de Abdeldjebar, l'un des fils de Si Mahmoud, ou Mohamed Ben Ahmida. Si la tariqa est désormais mise sur rails, de plus en plus de jeunes universitaires ont pris les choses en main et sillonnent l'Afrique sur la trace de Benomar. Si l'on ne parle pas de recours pour l'instant au vote de grands électeurs, on ne cache plus l'aversion du baise-main qui a toujours cours. Il y a fort à parier que la discorde n'aura pas lieu, et si discorde il y a, elle sera vite tue. En effet, en matière de succession, les adeptes se réfèrent davantage au spirituel qu'au pouvoir tout court. L'aura de la confrérie finira par régner, réputée être la seule à n'avoir pas connu de fractions avec un seul cheikh adoré par l'ensemble des mourid sur un pied d'égalité, sans distinction de rang ; les liens de sang, eux, valent pour la continuité, l'honneur et pour la sauvegarde d'un héritage spirituel à raviver.