El Hadi met son cabas dans le porte-bagages, se laisse tomber dans son siège et met sa ceinture de sécurité, qu'il serre très fort. « L'avion est bondé... », murmure-t-il en direction d'un passager à côté duquel il s'assit. L'autre lui sourit. D'habitude, il s'arrange toujours pour s'asseoir près du hublot afin de regarder, de suivre la côte, pour s'occuper... Il s'assure de cette chose, surtout au cas où il ne trouverait pas après quelqu'un qui veuille bien l'écouter. Cette fois, il n'est pas venu en avance, il va donc s'asseoir dans le siège du milieu, entre deux autres passagers. L'un des deux doit sûrement être communicatif. Il doit partir à Alger une fois par mois, ou au plus chaque trimestre pour faire le point sur la comptabilité. L'entreprise où il travaille peut lui permettre cela, mais lui en abuse et n'y va que chaque six mois. Lui dit à qui veut l'entendre qu'il n'aime pas Alger. Cela n'est pas vrai, au fond, il n'aime pas l'avion, il n'aime pas prendre l'avion. Le terrorisme fait des ravages sur la route, il est donc coincé, il doit prendre l'avion. A vingt ans, dès le décollage, il se mettait à se balader dans l'allée sans souci. Avec l'âge, il a commencé à avoir peur de l'avion. Puis il ne le prenait plus. Il allait en voiture, comme s'il se promenait, il était à l'aise, il s'arrêtait quand bon lui semblait, joignant l'utile à l'agréable et faisant même du tourisme. Cependant, la route étant devenue dangereuse, il dut se tourner vers l'aéroport ; il se met à sa place et n'en bouge pas jusqu'à l'arrivée. Mais, il bavarde. Il devient un moulin à palabres. Celui qui est assis à côté de lui, à gauche ou à droite, doit le tolérer, doit l'écouter. Et s'il est bavard comme lui, il fera un bon voyage. Il bavarde pour détourner les pensées noires qui trottent au début puis déferlent dans sa tête. De telles pensées, il en crée à profusion dès qu'il se dirige vers l'aéroport. Des pensées terribles lui traversent l'esprit. Et quand il est dans l'avion, cela claque comme des vagues en furie. « C'est maintenant la déflagration... C'est maintenant... Ça y est, c'est l'explosion.... On conduit l'avion comme la voiture. Si le pilote est bon, l'avion peut être défaillant sans qu'il le sache, sans que les mécaniciens eux-mêmes le sachent. La maintenance, oui, mais il en reste toujours... Peut-être qu'un petit boulon va se desserrer... Peut-être qu'un tuyau est sur le point de se déchirer et le kérosène va s'en échapper, ça va flamber... » Il ne sait pas qui lui a appris que l'avion, ce sont les quinze premières minutes du décollage et les quinze dernières minutes avant l'atterrissage, et il y croit. Entre les deux, l'avion plane comme un tapis volant, en pilotage automatique, surtout quand il fait beau. Mais avant cela, pour lui, l'avion c'est l'incarnation de la peur. Pis encore, l'avion devient un lieu de recueillement sur les mauvaises actions, lieu de culpabilisation par excellence. « Qu'ai-je fait de mauvais pour me morfondre ainsi ? Ai-je manqué de respect un jour à mes parents ? Un jour j'ai haussé le ton face à ma mère. Serait-ce un acte condamnable par Dieu ?... L'avion de Tamanrasset, un seul survivant, un miraculé !... L'avion de Charm Echeikh, aucun survivant... » Il ne se rappelle Dieu que lorsqu'il est dans cette situation, comme ceux qui ne le font que quand le tonnerre éclate et qu'on a peur d'être foudroyé. Il n'a pas peur de mourir, non, il a peur de mourir ainsi, dans une explosion, subitement, en un clin d'œil. A la pensée qu'après coup, on ne retrouve pas son corps, découpé en petits morceaux, haché menu, un frisson le parcourt. Des zones de turbulence, mon Dieu !... L'avion tangue !... Il est pris de soubresauts ! Des cris fusent de partout ! El Hadi s'évanouit. Il reprend conscience. Quoi ? Il se retrouve sur un tapis volant qui n'est pas plus haut qu'un bâtiment de cinq étages. Il peut admirer le paysage. Il sait qu'il va directement à Alger. Mais où est l'avion ? Ce n'est pas possible ce qui lui arrive ! Est-il mort ? Rêve-t-il ? Il se tâte le visage et les jambes. Non, il est bel et bien éveillé, lucide et il se sent bien. Et comment était-il sorti de l'avion qui le menait à Alger ? Il est en plein conte fantastique des Mille et Une Nuits. Est-il possible que cela existe ? Il vient d'être déposé à la sortie de l'aéroport, côté lignes intérieures. A l'arrivée du vol n° 6004 venant de Annaba, si l'on a fait l'appel, on aurait trouvé qu'un passager manquait.