Dix mai 1958. Le lieutenant Bruce Steel, pilote d'essai de l'armée de l'air américaine, a quitté San Francisco pour rejoindre la base de Selma, dans l'Alabama, à laquelle il est affecté. Il lui faudra quatre heures pour accomplir ce trajet d'un peu plus de trois mille kilomètres, une vitesse d'escargot, pour lui qui est habitué aux prototypes les plus rapides. Il s'agit de ramener à la base un vieux T 33, un biplace d'entraînement qui sert à l'instruction de nouvelles recrues. Si une mission a mérité le nom de vol de routine, c'est bien celle-ci ! C'est pourquoi le lieutenant Bruce Steel se permet de se détendre aux commandes. Il sourit. Il faut dire qu'il a tout pour être heureux : il est jeune, vingt-six ans, il a un physique d'athlète, il a d'ailleurs fait beaucoup de sport et failli devenir joueur de base-ball professionnel. Il est marié depuis deux ans avec Vicky, son équivalent féminin, une pin-up blonde qui n'est pas sans rappeler Marilyn Monroe. Et, depuis dix mois, ils sont les heureux parents d'une petite Rita, une adorable poupée aux yeux bleus, qui sera sans nul doute aussi jolie que sa maman. De temps en temps, il jette un coup d'œil vers les paysages qui défilent sous lui, dix mille mètres plus bas. Il n'y a pas un seul nuage en cette radieuse matinée de printemps. Tour à tour, apparaissent les paysages désolés et magnifiques qui jalonnent le parcours : la Sierra Nevada, avec ses pics neigeux acérés, la vallée de la Mort, le Grand Canyon. A présent, ce sont de nouveau les montagnes, les Rocheuses, plus élevées encore que la Sierra Nevada. Mais il ne voit pas vraiment ce qu'il a sous les yeux. Un visage flotte dans l'air, celui de Vicky, qui lui sourit, comme il sourit sur la photo qu'il a sur lui. Vicky auprès de qui il sera dans quelques heures... La suite se passe très vite. D'abord un flottement dans ses mains : les commandes ne répondent plus. Il les agrippe de toutes ses forces, mais rien à faire l'avion, au contraire, se met à vibrer de toutes parts. Puis une fumée noire emplit la cabine, tandis qu'un bruit strident retentit : le signal d'alarme. Sans réflé-chir, Bruce Steel accomplit des gestes qu'il a répétés cent fois à l'entraînement. Il défait son masque à oxygène et tire la poignée située au-dessus de sa tête. Aussitôt, le cockpit s'envole et son siège éjectable jaillit comme une fusée. L'instant d'après, il se retrouve dans l'air glacé, à dix mille mètres d'altitude. Toujours mécaniquement, le lieutenant Steel accomplit des gestes prévus par l'instruction. Il défait la ceinture de sécurité qui l'attache à son siège. II y a un choc : celui-ci part d'un côté et lui d'un autre. Maintenant, il tombe seul en chute libre. Au loin, il aperçoit son avion qui continue sa route, suivi par un panache de fumée. Qu'est-il arrivé, alors que ce type d'appareil est un des plus sûrs qui soient ? Il ne le saura jamais. Bruce Steel ressent un choc brutal sur les épaules : son parachute s'est ouvert. A présent qu'il descend beaucoup plus lentement, il peut voir où il se dirige. Sa première impression est celle de proximité. La terre est infiniment plus près qu'il ne le pensait. Pour une bonne raison : il est au-dessus des montagnes ; les Rocheuses culminent à plus de quatre mille mètres et il doit être dans la région des sommets. La seconde impression est celle d'un monde inhumain. En dessous de lui, ce ne sont que pics gris, pointus comme des dents de squale, parois vertigineuses, plaques de neige et de glace aussi brillantes que du verre. Il n'y a pas un arbre, pas une trace de vie dans cette désolation. Et tout cela lui semble se rapprocher terriblement vite. Il a l'impression non pas que c'est lui qui descend, mais que c'est la montagne qui monte vers lui, comme si elle voulait le happer, le dévorer. (à suivre...)