La moitié des 1300 passagers du Tassili II en provenance de Libye sont des étrangers (Libyens, Sahraouis, Marocains, Tunisiens et Américains). Après l'euphorie d'avoir fui un pays soudainement instable, l'angoisse s'est installée : ils ont tout laissé derrière eux. Un retour au bercail salvateur certes, mais un danger peut toujours en cacher un autre. Les centaines d'Algériens, 545 plus exactement, sur les 1300 passagers (libyens, sahraouis, marocains, tunisiens et américains), qui ont fui l'instabilité libyenne pour revenir dans leur pays à bord du navire Tassili II qui a accosté au port d'Alger jeudi à 19h, en sont conscients. Après les quelques premières minutes d'euphorie du retour au pays qu'ils avaient quitté pour la plupart des années auparavant, l'inquiétude et la peur ont vite ressurgi. «Je me suis installé à Benghazi il y a 15 ans, j'ai tout laissé derrière moi, je n'ai aucun sou en poche et je ne sais pas ce que je vais devenir, ni où je vais loger ma famille» raconte Ould Kassi Boualem, 45 ans, père de famille originaire de Khemis El Khechena. Emmitouflé dans une couverture, Djamila, 35 ans, partage cette même inquiétude. Serrant son bébé dans ses bras, elle explique, non sans anxiété, être partagée entre joie et profonde tristesse: «On est épuisés et encore choqués par tout ce qui s'est passé en Libye qui a été brusque et dévastateur pour nous. On est heureux que l'Algérie ne nous ait pas oubliés, mais on a peur de ce qu'on va devenir une fois sortis du port.» L'agitation était palpable en cette soirée de jeudi au port d'Alger. Va-et-vient incessants, attente près des postes de formalités douanières, regroupements pour tenter d'y voir plus clair, ces femmes, familles, jeunes et vieux travailleurs étaient fatigués après une traversée de plus de 30 heures. Mais ils n'ont pas manqué de se laisser entraîner dans des débats très animés. Curieusement, ce n'est pas l'actualité libyenne qui était sur toutes les lèvres. «Oui, le danger nous guettait là-bas, les tirs, les vols, l'anarchie, mais ce qui nous inquiète le plus maintenant, c'est ce qu'on va devenir ici», s'exclame Bouaza Omar, 25 ans, originaire de Relizane et installé à Tripoli depuis 2 ans. Sans emploi et sans logement, difficile de se réjouir de ce retour. «Là-bas, j'avais du travail et une vie digne et je ne suis pas très optimiste sur ce qui m'attend en Algérie, je prie pour que tout s'arrange en Libye pour que je puisse y retourner», précise-t-il. Bahi Achour, 56 ans, a, lui, exclu toute idée de retour : «La Libye ne sera plus jamais pareille, je retourne donc à Constantine après 17 ans d'exil, avec ma femme et mes enfants, je vais loger chez un membre de ma famille pour commencer, pour la suite, c'est le flou total !» explique-t-il. L'absence de perspectives a manifestement pris le pas sur la joie du retour. Une présence décevante Le ministère de la Solidarité était présent pour leur accueil. 80 représentants étaient là pour organiser l'acheminement de ces rapatriés à la gare routière afin qu'ils rejoignent leurs villes respectives (38 wilayas concernées). Mais cette présence n'a pas convaincu le plus grand nombre. Installés à Benghazi, Tripoli, Zaouïa et d'autres villes, ces Algériens ont abandonné tout ce qu'ils y avaient construit – maisons, commerces, affaires personnelles – la vie étant devenue insoutenable dans ce pays voisin, ils doivent, à présent, repartir à zéro. Certains en parlent avec calme et sagesse, tandis que d'autres ne cachent pas leur colère. Entouré d'une dizaine de ses compagnons de voyage, Abdelmadjid Hadjrasse, 30 ans, resserre le nœud du drapeau algérien qu'il porte sur ses épaules, reprend son souffle et s'écrie : «Où sont les responsables ? Où est l'argent du pétrole ? Où est l'ENTV ? Qu'est-ce qu'on va devenir dans notre propre pays qu'on a fui justement parce qu'on n'a même pas trouvé de travail et de logement.» «On a besoin de plus que d'un sandwich et d'un bus pour nous emmener à nos villes d'origine», témoigne Djamel, 32 ans, restaurateur installé à Tripoli depuis 10 ans. Un agent de sécurité tente de disperser la foule en discréditant son discours par de petits mots balbutiés en toute discrétion, mais Abdelmadjid renchérit: «On nous a ramenés jusqu'ici, c'est bien, mais on sait qu'une fois qu'on aura quitté le port, on sera livrés à nous-mêmes, alors ne me demandez pas de me calmer ! Je ne demande pas l'aumône, mais qu'on m'assure un travail, un logement, une vie descente.» Abdelaziz Bougida, 45 ans, pâtissier à Benghazi depuis 16 ans, reprend le relais, plus calmement : «Durant la traversée nous avons fait un listing de 545 Algériens à bord, tous inquiets de ce qui les attend dans le pays, j'ai été chargé de coordonner toute cette angoisse pour défendre nos droits ! On veut que l'Etat nous prenne en charge et nous aide à nous réintégrer, on ne veut pas être abandonnés une fois dehors.» Fouad, un autre rapatrié insatisfait, s'exclame : «On ne nous a même pas reçus, aucun responsable pour répondre à nos questions !» Et pourtant, le secrétaire d'Etat chargé de la communauté nationale à l'étranger, Halim Benatallah, était là à l'arrivée du Tassili II. Dans un point de presse, improvisé sur le quai, il n'a pas manqué de souligner «l'exceptionnelle mobilisation pour cette expédition décidée par le président», tout en donnant les chiffres des rapatriements depuis le début de la crise libyenne. Ce responsable s'est vite éclipsé, laissant derrière lui des centaines de rapatriés à la recherche d'un interlocuteur pour les rassurer. Maladresse protocolaire ou présence purement médiatique ? Abdelmadjid et Fouad n'ont aucun doute sur la question. Les interrogations sur leur devenir et celui de plus de 3000 autres rapatriés algériens depuis le début de la crise libyenne restent en suspens.