Dimanche. La nuit enserre Beyrouth dans ses bras en cette douce soirée de fin de novembre. Bientôt, le jour laissera poindre ses premières lueurs et la cité levantine s'abandonnera sans réserve au tumulte de la vie ordinaire. Pour l'instant, en ce début de matinée, il est presque 1h et, fraîchement débarqués d'Alger, nous errons dans la ville à bord de la voiture de Rana Haddad, architecte et enseignante à Beyrouth. Nous sommes comme des fantômes guidés par une douce voix qui raconte les arcanes d'une cité irréelle, et semblons flotter dans le feutre de la nuit. Le centre-ville est presque vide et s'offre à nous, silencieusement. C'est le silence du recueillement qui s'avance lorsque nous nous engageons dans la grande place des Martyrs, devenue Place de la liberté. Sur la gauche se dresse le chantier d'une grande mosquée d'un style hybride, la Mosquée Al Amin - grande coupole bleue ottomane, minarets et portiques enrobés de pierre ocre, grandiloquence vaine - puis, sans transition, de grands panneaux auxquels sont accrochées d'immenses photos. Comme un diaporama urbain géant, se donnent à voir les images des fameuses manifestations du printemps dernier, conséquences de l'assassinat du Premier ministre Rafic Hariri le 14 février et qui ont bouleversé l'histoire immédiate du pays. Plans séquences, format cinémascope, c'est un film que l'on peut suivre, montrant la foule et la multitude de drapeaux frappés du cèdre libanais. La grande histoire en marche ? Puis, sans transition encore, un immense abri couvert par des bâches de toile blanche et des vigiles au devant qui nous dévisagent. C'est la tombe de Hariri, devenue un lieu de pèlerinage, autour de laquelle se tiennent quelques badauds qui lui rendent un hommage nocturne. Plus tard, lorsque la mosquée Al Amin sera achevée, le corps de l'ancien Premier ministre sera inhumé dans ses jardins. Nous dérivons encore devant une belle bâtisse de pierre qui abrite un Virgin Megastore, puis plus bas s'élève, neuf, rutilant, le siège du journal quotidien En-nahar. Plus bas enfin, toujours plus bas, la mer, proche et cachée au loin dans le cœur secret de la nuit. Enfin, presque au sortir de la ville, au moment où il s'agit pour nous de rejoindre les bras de Morphée, une statue nous salue, bienveillante et étrange, salutation chimérique aux fantômes que nous sommes : c'est la statue du Libanais Voyageur, le symbole d'un peuple qui depuis toujours a fait se confondre son histoire avec l'idée du périple comme aventure, exode permanente, exil perpétuel... Partir toujours, partir encore, oui, mais où ? Au milieu de cet automne clément, la capitale levantine est secouée par de multiples spasmes, une fébrilité curieuse semble régner et partout - dans les cafés, les taxis, au travail, dans les journaux... - on parle que de ça, la rumeur se propage, enfle, les voix chuchotent, éructent, les gros titres enflent à la une des journaux, toujours à propos de ça : la fameuse commission d'enquête présidée par l'Allemand Detlev Mehlis, commission censée faire la lumière sur la mort tragique de Hariri. Les enquêteurs sont à Beyrouth, ils interrogent, posent les questions les plus anodines, arpentent les lieux de l'explosion qui coûta la vie à 20 autres personnes, convoquent des témoins... ils ont même interrogé le Président Emile Lahoud pendant plus de six heures ! Quelques jours plus tôt, la commission avait déjà rendu public un rapport impliquant clairement la Syrie, le grand frère-ennemi. Alors ? Interrogeront-ils les Syriens à Beyrouth même, alors qu'ils viennent de quitter le pays ? La Syrie se laissera-t-elle faire ? Les négociations sont rudes, les rumeurs folles, l'excitation maximale. Un émissaire soudanais de l'ONU débarque en catastrophe pour arranger tout le monde, le président Bachar El Assad, dans un discours aux étudiants syriens, traite le Premier ministre libanais actuel, Fouad Siniora, d'esclave, les ministres chiites du gouvernement boycottent le conseil du gouvernement, on dit que le prix de l'essence ne sera plus soutenu, et toujours la même antienne : Syrie, Mehlis, Beyrouth, Hariri, Syrie... Partout, on invoque la mémoire, l'inventaire des années de guerre, l'histoire ancestrale, le souvenir omniprésent des morts d'hier. Pourtant, la ville semble vouloir oublier tout ça. C'est un énorme chantier permanent. On construit à tout-va : hôtels de luxe, appartements de standing, tours de bureaux où béton, verre et métal s'entrelacent, on rénove, on nettoie et partout la pierre. Celui que l'on appelait le Grand Architecte n'a pas fait dans la dentelle et ne s'est pas fait que des amis. Rafic Hariri, dès son premier mandat, s'était mis en tête de remettre sur pied un pays meurtri par 17 années de guerre, ça sera « Solidere », un organisme chargé de la reconstruction de la ville. Car sortir de la guerre signifie oublier, effacer les stigmates de la guerre et de la mort. Tout le centre ville - là même où les combats faisait rage, sur la ligne de démarcation entre l'Est-chrétien et l'Ouest-musulman - va faire peau neuve. De fait, autour de la place de l'Etoile, juste derrière la Place de la liberté, les bâtiments de pur style levantin ont fait peau neuve : il y a le Parlement, des restaurants de luxe, des boutiques chics, la pierre a été parfaitement lustrée au point où un sentiment gênant nous gagne devant tant d'ostentation, comme si nous étions dans un décor de cinéma... A terme, cette opération culminera avec la restauration-reconstruction des vieux souks de Beyrouth, une opération menée par l'architecte espagnol Rafael Moneo. Bien entendu, tout ceci ne fait pas que des heureux. Beaucoup décrient le côté « carton-pâte » et « paillette », fustigent les opérations de séduction en direction des émirs du Golfe, car ce sont eux qui sont en train, lentement mais sûrement, d'accaparer la ville, là-bas dans les quartiers luxueux à l'extrême ouest, depuis l'avenue de Paris jusqu'à l'avenue Rafic Hariri, sur la corniche devant la plage Riviera, le Sporting Club ou la Grotte aux Pigeons... Mais en cette belle journée de novembre, on aurait envie de tout envoyer valser. Qu'importe la mémoire et la guerre, qu'importe la pierre de taille et les tours high-tech, on aurait envie de se laisser emporter par le flux insensé des voitures, par le cours extravagant de la vie, de goûter à la frénésie ambiante, car Beyrouth, pour qui sait se laisser prendre, est un mouvement perpétuel, nuit et jour. Et qu'importe le carton-pâte, car demeure le cœur vivant de la ville et des choses, à Hamra, Gemaizeh, Achrafieh, Ras Beyrouth... Et puis, il n'y a pas de mémoire et d'histoire sans des témoins et des conteurs qui nous offrent une autre ville dans leur imaginaire, dans leur vie. Le hasard a voulu, comme l'écrit Nazih Khater dans le quotidien An-nahar, qu'en cette toute fin du mois de novembre, « Beyrouth vive une effervescence particulière. Au milieu de la succession des événements, de la multiplication des activités et de la collusion des rendez-vous culturels, la ville semble être à un moment soit de naufrage, soit d'apaisement après le tourment ». Non, définitivement Beyrouth, n'est plus la ville que chérissait Harry Boone, le héros du romancier anglais de Percy Kemp, cet agent secret de Sa Gracieuse Majesté, qui dans Le système Boone (éd. Albin Michel, 2003), ne rêvait que d'une seule chose, s'arranger pour ne rien faire et goûter aux plaisirs infinis de Beyrouth, la ville n'est plus cet havre de lenteur et de farniente. Fonçons alors à Masrah El Madina (Théâtre de la ville) qui a déménagé rue Hamra, dans de superbes salles, et qui abrite ces jours-ci de bien beaux événements !