Reports Ce ne sont pas des tableaux de maître, mais la fierté retenue de l'artiste les couvre d'un bienveillant regard : des scènes de la vie quotidienne kabyle, des chevauchées de Fantasia, des portraits serrés de visages féminins prudes et mystérieuses. Les tableaux soigneusement encadrés sont posés à même le sol dans une salle jouxtant le bureau de l'ambassadeur d'Algérie à Beyrouth dont les fenêtres donnent sur la mer polluée et la silhouette lointaine d'un navire israélien. L'artiste-peintre, également poète, en l'occurrence Brahim Haci, ambassadeur algérien, exhibe modestement ses œuvres, avec une légère moue de regret : « Avec des amis libanais, nous avons prévu une exposition collective dans un hôtel à Beyrouth. Le vernissage était fixé pour le 12 juillet. » Rasha Salti, la trentaine, cinéaste et auteur installée à New York depuis une quinzaine d'années, a décidé de rentrer au Liban. « Je me suis dit que le Liban allait enfin renouer avec une vie politique pacifique, que le pays était en pleine réémergence après le retrait syrien et le début du ‘‘dialogue national'', qu'on pouvait enfin réapprendre à vivre ensemble après le cataclysme de la guerre civile », dit-elle en sirotant un café au Lina's, l'établissement branché avec baie vitrée sur l'artère principale d'Al Hamra. « Mais voilà, j'ai fixé la date du 12 juillet pour revenir », lâche-t-elle avec un sourire. Elle n'a pas encore déballé ses cartons dans sa nouvelle maison au centre de Beyrouth. Rasha s'engage pleinement dans les actions humanitaires au sein d'un collectif de jeunes issus de toutes les confessions et de divers courants politiques. Elle veut créer un blog pour écrire « les petites histoires quotidiennes des Libanais sous les bombes » et prévoit de participer à l'organisation des Journées cinématographiques de Beyrouth à partir du 16 septembre. « Nous avons passé les dernières quinze années à nous guérir de la guerre civile, à surmonter nos traumatismes, et voilà qu'aujourd'hui on replonge en plein cauchemar... Je suis très pessimiste : revoir ce que j'avais fui il y a vingt ans », confie Rania, documentariste qui vivait entre Le Caire et Paris et qui s'est réinstallée à Beyrouth la deuxième semaine des bombardements. « Qu'allons-nous gagner même si le Hezbollah tient le coup ? Nous sommes toujours gouvernés par les anciens seigneurs de guerre et les réflexes communautaires remontent si vite à la surface », regrette-t-elle en rallumant nerveusement sa cigarette au café Prague, lieu in du centre de Beyrouth, pub à la mode Freind's, la célèbre série américaine. « Nous avons aussi découvert avec quel cynisme la communauté internationale gère la situation. Le monde perdra beaucoup en nous laissant ainsi perdre autant de choses », souffle Rania. A côté, feuilletant un livre avec des photographies de la guerre civile libanaise, Amin, 29 ans, décorateur, siffle sa énième bière — Almaza, la marque libanaise — de dépit : « J'ai économisé de l'argent avec un ami pour monter une petite entreprise de décoration d'intérieur. Mais avec la guerre, on a tout perdu : plus de commande, plus d'assurances... c'est la banqueroute. » Pierre Abi Saâb, la quarantaine, fondateur de la revue culturelle Zawaya, et responsable des pages culturelles du nouveau quotidien Al Akhbar, né le jour du cessez-le-feu, le lundi 14 août, a travaillé, nuit et jour, durant les deux premières semaines de l'agression avec l'équipe du journal pour aboutir à cette naissance. « On s'habitue à la guerre. C'est une mauvaise habitude, mais on s'y fait malgré tout », dit-il dans son bureau à l'immeuble Concorde, à portée de vue de l'orée de la banlieue sud de Beyrouth. Pour lui, beaucoup de choses ont basculé le 12 juillet, premier jour de l'agression israélienne, et journée nationale des disparus durant la guerre civile : « L'agression a été confrontée non pas seulement à la résistance, mais à l'unité des Libanais. » A ses yeux, dépasser les clivages confessionnaux — « déconfessionner » les débats, comme l'acclame Michel Aoun — reste le défi majeur au Liban. Mais Pierre n'est pas le seul à penser que les débats et les déchirements libano-libanais vont réapparaître après le cessez-le-feu. « Un simple report », commente Djihad Zin, chef de la rubrique internationale au quotidien Annahar. Hamra « Service Al Hamra ? » Inutile de courir derrière un taxi à Beyrouth. Les tacots beyrouthins harcèlent les passants par des klaxons insistants. La place, ou « service », coûte 1000 livres libanaises (LL), soit un peu moins d'un dollar. La crise du carburant entraînée par le blocus israélien a fait monter le prix à 1500 LL, soit un dollar. Les courses peuvent varier de coût selon la longueur de la distance parcourue ou le degré d'embouteillage. La rue principale d'Al Hamra est devenue le cauchemar des taxis : à cause des queues énormes devant la station-service au bout de cette rue, l'artère est rendue impraticable. Al Hamra, dans ce Beyrouth bombardé au Sud, assiégée par la marine israélienne au Nord et à l'Est et dont les axes routiers vers le Nord, le Sud et la Syrie sont coupés, ressemble au centre du monde. La population bien particulière des conflits, les réfugiés, les humanitaires et les reporters s'y croisent. Au café Prague, au Lina's, dans les cafés internet, dans les fast-food de Barbar — pour goûter au fameux touma, crème fraîche et ail fondus — le peuple des situations d'urgence s'échangent amabilités et informations. « Tu es descendu au quartier ? Tu as pu voir ma maison ? Non ?! J'ose pas y retourner moi », demande un chauffeur de taxi à un autre, rue Al Hamra. Le taxi habite Haret Hrik, le « carré de sécurité », à un kilomètre du centre-ville, abritant les institutions du Hezbollah au sud de Beyrouth, complètement dévasté par les bombardements israéliens. Agenda L'habitude est une seconde nature. Alors pour vivre à Beyrouth, il suffit de s'habituer à pouvoir payer en dollars même un café (et la monnaie est rendue en Livre libanaise) et de s'habituer aux horaires des attaques israéliennes navales et aériennes sur Beyrouth-Sud. Dans la première semaine, les plages horaires des frappes se situaient entre 4h et 7h du matin, puis entre 14h et 16h. Entre-temps, on s'organise pour donner un semblant de normalité au cours du jour. « Pendant la guerre civile, nous tentions de vivre normalement malgré la férocité des combats. Il suffisait de ne pas quitter son quartier. La situation était difficile sur les lignes de touches entre les quartiers de différentes confessions », explique Salim, né au milieu des années 1980. Mais les choses se sont compliquées durant les deux dernières semaines de l'agression : les pilotes israéliens ne respectent plus d'horaires. Ce qui a doublé le nombre des victimes civiles dont la plupart, des réfugiés, calculaient leurs expéditions au sud de la capitale à des fins de récupérer des affaires ou inspecter leurs domiciles. Taurino Coincée entre un après-midi et une aube de bombardement, la soirée beyrouthine s'invente. Ici, on aime s'amuser et optimiser chaque moment trouvé entre deux guerres civiles ou régionales. « Quand un Libanais sirote un café, il le savoure comme s'il buvait la dernière tasse de sa vie », dit Rasha, la cinéaste qui préfère fréquenter le Baromètre, un pub-restaurant non loin de l'Université américaine, en contre-bas d'Al Hamra. C'est le rendez-vous des gauchistes beyrouthins qui viennent boire un coup en goûtant l'excellent fetta bellahma, mélange de crème de pois chiche et de viande hachée parfumée. Pour terminer la soirée, pourquoi ne pas faire un tour au « quartier latin » de Beyrouth, Djemayzé dans la partie est (chrétienne) de la ville avec ses pubs et ses restaurants thématiques. Le plus ancien, le Taurino, le plus fréquenté, est un espace réduit avec un comptoir, quelques chaises, une lumière rouge et un DJ animant la soirée jusqu'à deux ou trois heures du matin. On y rencontre de jeunes libanais, mais aussi les quelques étrangers qui sont restés au pays du Cèdre. Dans le même secteur est, les établissements de la célèbre rue Monot de désemplissent pas, avec ses restaurants et ses clubs, dont le légendaire Che, où l'ensemble de la décoration et même des serviettes en papier sont à l'effigie du commandante de la révolution cubaine. Seuls les night-clubs ont fermé pour cause de guerre. Sommeil. Il est 2h du matin. Il y a toujours des clients accrochés aux hautes tables des terrasses de la rue Monot. D'autres ont les yeux accrochés aux étoiles. L'aviation de chasse israélienne fait vibrer le ciel avant de faire trembler le sol de Beyrouth.