Séverine Labat est docteur en sciences politiques, spécialiste de l'Algérie contemporaine. Chargée de recherche au CNRS, son séminaire à l'EHESS 2010-2011 est intitulé «De l'Empire aux sociétés post-coloniales : les nouvelles élites françaises d'origine maghrébine». Elle est notamment l'auteure en 1995 de Les islamistes algériens entre les urnes et le maquis. (Seuil). Elle a réalisé plusieurs documentaires pour la télévision. Les 50 ans de l'Algérie indépendante seront célébrés dans un an. Il est bien temps de se pencher sur un phénomène devenu incontournable : la binationalité franco-algérienne. Ce que fait Sévérine Labat dans La France réinventée. Entretien. - Avant d'entamer votre recherche, quelle était votre intuition ou votre postulat de départ ? J'ai assisté, à la faveur de l'insurrection islamiste armée des années 90, à l'afflux de nombre d'intellectuels, d'artistes et de cadres algériens. L'exil a duré, jusqu'à se transformer en une émigration définitive accompagnée d'une demande de naturalisation ou de réintégration dans la nationalité française relativement rapide. J'ai aussi réalisé que des anciens immigrés installés de longue date épousaient massivement la nationalité de l'ancien colonisateur. Le «fil rouge» de ma problématique consistait alors à m'interroger sur la question de savoir pourquoi, près de 50 ans après l'indépendance, dont la conséquence la plus immédiate fut la fondation d'une nationalité algérienne acquise de haute lutte, celle-ci pouvait être, en un temps si court, et de manière si massive, «transgressée» de cette manière. - Pourquoi votre ouvrage est-il utile aujourd'hui ? Mon livre s'adresse aux deux rives de la Méditerranée et tente d'établir de façon intangible que le phénomène de la binationalité, donnée statistique incontestable, révèle la nature profondément postcoloniale de la société française d'aujourd'hui. Les populations musulmanes connaissent à cet égard des formes d'«ostracisation» (relégation territoriale, racisme, crispation autour de la question de la place de l'Islam en France), qui ne sont pas sans rappeler certaines caractéristiques de la société coloniale de jadis. - Quel était le fil directeur de votre travail ? J'ai emprunté ma méthode et adapté ma réflexion aux canons de la socio-histoire pour comprendre cette «transgression», et déconstruire les énoncés et les mythes de ce que je nomme le «nationalisme d'institution». De fait, après le coup d'Etat de juillet 1962, puis, a fortiori, celui du 19 juin 1965, les dirigeants algériens ont confié, à des fins de légitimation, les «appareils idéologiques d'Etat» aux épigones de l'Association des Oulémas qui se sont vu réserver les ministères stratégiques de l'Enseignement, de la Culture et de la Justice. Ils ont été les promoteurs d'une vision tronquée de la véritable nature de l'idée nationale algérienne telle que proclamée dans la déclaration du 1er Novembre 1954. Mais ces énoncés mythologiques n'ont pas résisté à la crise des arabisants de la fin des années 1970, à celle du «printemps berbère» de 1980, à celle de la montée d'un islamisme facteur de «dé-liaison» nationale, puis à la crise sanglante des «années noires». Aussi bien le délitement du sentiment d'appartenance nationale, symbolisé aux deux bouts de la chaîne sociale, à la fois par le phénomène des «harraga» et par celui de la «fuite des cerveaux», appelait, dans un premier temps, un détour historique seul à même de comprendre la question d'une binationalité affaiblissant l'Etat-nation algérien d'une part, et rendant indispensable une redéfinition des contours de l'identité nationale française d'autre part. - Vous décrivez le lent glissement vers l'acceptation de l'idée d'acquisition de la nationalité de l'ancienne puissance dominatrice, parce qu'on ne se reconnaît plus dans le pays qui se forme. Pouvez-vous, pour nos lecteurs, en tracer le cheminement ? Concernant l'immigration de longue date, elle a massivement opté, en 1962, pour la nationalité algérienne. Le progressif désenchantement vis-à-vis de l'Algérie indépendante, la naissance de leurs enfants, Français par la loi du sol, puis l'émergence du mouvement «beur» revendiquant une place dans leur société ont achevé de remettre en cause le «mythe du retour» glorifié par le pouvoir algérien qui fit du 17 octobre la date commémorative d'une émigration appelée à revenir au pays. Les immigrés algériens les plus âgés, souvent par souci de se conformer au statut ouvrier de leurs camarades français, ont progressivement adopté la nationalité française, comme les Accords d'Evian les y autorisent, afin de mettre en conformité leur statut social et leur statut national et bénéficier des avantages que des décennies de dur labeur leur ouvraient. C'est ce que j'évoque sous l'appellation de «binationalité instrumentale», par souci de la distinguer de la «binationalité expressive» des élites dont le statut et la profession permettent de verbaliser leur double appartenance sous le sceau de la revendication d'une francité culturelle dont témoigne la partie de mon livre qui est consacrée à l'analyse discursive de leur «être ici et là-bas». - Quels sont les éléments de la volonté politique française au cours des années 1990 d'aider certaines catégories de personnes menacées à gagner la France ? Il est un fait que, tandis que les autorités françaises réduisaient la délivrance de visas, des cadres, des intellectuels et des élites de diverses sortes ont, à la lecture des entretiens que j'ai menés, bénéficié de «facilités» tant du point de vue de l'obtention de visas que de celui de l'acquisition de la nationalité française. L'une des personnes que j'ai interrogées ne dit pas autre chose lorsqu'elle évoque le fait qu'elle représente, au fond, «l'immigration choisie». Cela traduit la volonté, non dite, de la part des autorités françaises, de favoriser l'immigration des ressortissants de l'ancien Empire les plus qualifiés. - La nationalité française peut être revendiquée par tout Algérien né avant 1962 en Algérie. Ce sujet ne cesse en Algérie de soulever bien des rumeurs. Qu'en est-il ? En 2012, un conflit de droit pourrait bien se poser. En effet, les accords d'Evian, accords internationaux, sont supérieurs en droit à la loi française. Or, celle-ci, dans son code civil, dispose que toute personne dont la nationalité française n'a pas été reconnue durant cinquante ans perd sa nationalité par désuétude. Or, nombre d'Algériens d'Algérie n'ont pas fait, depuis 1962, la démarche de demander leur nationalité française. S'ils la faisaient après la période de cinquante ans, ils ne pourraient cependant, compte tenu des Accords d'Evian, être déboutés.