L'écrivain de langue française le plus lu au monde entre dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Rares sont les écrivains à avoir eu le privilège de figurer dans la prestigieuse collection de la Pléiade de Gallimard de leur vivant. On peut citer André Gide, Paul Claudel, Saint John Perse, Claude Lévi-Strauss et Eugène Ionesco. Depuis quelques jours, Milan Kundera a rejoint ce cercle très fermé en inscrivant son nom sur deux tomes en format de poche qui reprennent l'intégralité de son œuvre. Sur la page de couverture, on peut lire : «édition définitive». Deux mots pour signifier que les textes établis par l'auteur ne connaîtront aucune retouche ou rajout même après sa disparition. Il a figé pour l'éternité ses textes au panthéon de la Pléiade. Les amateurs d'inédits et des apparats critiques qui accompagnent la collection resteront sur leur faim. Il y a juste une préface de François Ricard et quelques indications chronologiques sur la parution des différents romans. Tout ça pour éviter les quiproquos qui peuvent surgir lors des futures rééditions. On a suivi récemment les démêlés de l'éditeur avec la veuve de Borges qui a émis des réserves sur certains fragments inédits et sur l'oubli d'une date dans la nouvelle édition disponible sur le marché. Il faut dire que Milan Kundera est très pointilleux sur l'intégrité de ses textes. Depuis 1979, il veille avec méticulosité sur toutes les traductions et passe plus de temps à surveiller ce qui dénature l'âme de ses écrits qu'à écrire. L'avantage qu'il a sur beaucoup de ses pairs, c'est d'être un polyglotte maîtrisant le tchèque, sa langue maternelle, le français, sa langue d'écriture, l'anglais, l'allemand, l'espagnol et l'italien. Autre caractéristique de Kundera, c'est de ne rien dire sur sa vie personnelle et, depuis 1985, il ne donne pratiquement plus d'interviews. Un ermite de la littérature qui aime arpenter le quartier parisien de Montparnasse, passant ses après-midis dans les librairies à la recherche de textes dont on ne parle jamais mais qui peuvent s'avérer porteurs de vérités littéraires ou philosophiques insoupçonnables. Or, il subsiste, ça et là, des bribes biographiques qui peuvent aider les lecteurs à situer le parcours étonnant de cet écrivain majeur. Milan Kundera est né le 1er avril 1929 à Brno, en ex-Tchécoslovaquie. Curieusement, il n'a jamais aimé qu'on le rattache à cette ex-République socialiste, née de compromis politiques et des asservissements d'un peuple à qui on n'a pas demandé son avis. En revanche, il se revendique, comme tous ses personnages, d'être originaire de Bohème, un des lieux fondateurs de son œuvre romanesque. On a l'impression avec lui que, quand on parle de Bohème, on est déjà dans une géographie du ludique et de l'iconoclaste, un peu comme tous les anti-héros qui peuplent ses différents romans. Kundera parle beaucoup de son père, le grand pianiste et musicologue tchèque, Ludovik Kundera, à qui il doit beaucoup. D'abord, cette tendresse particulière pour quelqu'un qui avait un grand talent mais n'était pas trop reconnu car, comme il le dit si bien : «Il jouait la plupart du temps devant des salles vides». Kundera a appris, au contact de son père, à jouer du piano. Cela lui a servi quand il est tombé en disgrâce au début des années cinquante, suite à ses démêlés avec le parti communiste au pouvoir. Pour gagner sa vie, il sillonnait les pianos-bars des villes de province. La proximité avec la musique a influencé grandement son écriture. Ses romans sont composés comme des pièces musicales dans lesquelles apparaissent la polyphonie et la récurrence des thèmes. On peut citer notamment : la dérision et tout ce que charrie ce terme générique comme ironie, humour et sarcasme ; l'érotisme, mais dans un sens comportemental, une sorte d'étude grandeur nature des approches de la sexualité. On se souvient de cette scène mémorable dans La Vie est ailleurs où le jeune poète prometteur, Jaromil, au moment de perdre son pucelage avec sa première conquête, ne pense pas à l'acte ou au plaisir qu'il peut en tirer, mais au jugement supposé de son amoureuse sur son caleçon hideux. Il y a aussi la tragédie de l'histoire qui semble peser sur les romans avec l'inquisition qui frappe aux portes de personnages atypiques et rebelles à l'ordre établi. Enfin, l'importance accordée au hasard qui permet à l'imaginaire romanesque de se déployer dans toute sa splendeur et de rendre toutes les histoires possibles. Dans le roman L'immortalité, Agnès, l'un des personnages principaux, doit sa naissance à une femme que le narrateur aperçoit sortir de la piscine puis, la poursuivant du regard, lui donne un destin romanesque. Mais, avant d'arriver au sommet de son art, Kundera avait publié dans son pays des livres qui n'ont jamais été traduits en français. En 1953, un recueil de poèmes lyriques intitulé, L'Homme, ce vaste jardin, inaugure son parcours créatif. Puis vint le théâtre en 1955, avec une pièce en hommage au résistant tchèque contre le nazisme, Julus Fucik, et intitulée, Le Dernier mal. Entre-temps, il donne des cours d'écriture de scénarios au célèbre FAMU, mondialement connu, qu'on désigne par Ecole supérieure de cinéma de Prague. Le grand cinéaste Milos Forman qui a, entre autres, réalisé Amadeus film consacré à Mozart, garde un bon souvenir de son élégant professeur et en parle avec amusement lors de la défunte émission de Bernard Pivot, «Bouillon de culture», en affirmant : «Milan Kundera nous a tellement parlé des Liaisons dangereuses de Laclos que j'ai fini par en tirer un film». En effet, de cette influence est né le long métrage Valmont en 1989. A travers ce témoignage, on entre de plain-pied dans la bibliothèque de Kundera pour découvrir à travers ses essais, les romans qui ont contribué à l'aboutissement d'une œuvre exigeante qui fait de lui l'auteur francophone le plus lu au monde. Quand on plonge dans les quatre essais qu'il a consacrés à la littérature (L'art du roman ; Les Testaments trahis ; Le Rideau et Une Rencontre), on se rend compte qu'il est un défenseur acharné du roman et de certains auteurs qu'il considère comme majeurs. Le premier qui revient dans les trois premiers essais cités, c'est Miguel de Cervantès, le père de Don Quichotte de la Manche. Ce roman annonce pour Kundera la naissance du roman moderne par son écriture chatoyante et son humour décapant. Un autre roman vient s'ajouter à la liste, c'est Jacques le fataliste de Diderot, avec l'imbrication de petites histoires et des anecdotes. D'autres œuvres s'ajoutent à la liste, comme : Les Liaisons dangereuses de Laclos et d'autres de Kafka, Dostoïevski, Tolstoi, Hemingway. Dans cette continuité de la théorie littéraire pertinente et à contre-courant des écoles de pensée dominantes, Kundera défend les écrivains et milite pour laisser de côté le voyeurisme, c'est-à-dire tout intérêt qu'on pourrait manifester à l'égard de leur intimité. En fait, à l'opposé de Sainte-Beuve, le célèbre critique littéraire du XIXe siècle, qui liait l'œuvre à la vie de l'écrivain. Ces grands auteurs ont semé en lui le désir de passer à l'acte romanesque vers l'âge de quarante ans. Mais avant cela, un fait important doit être signalé, c'est la participation de Kundera en juin 1967 au 4e congrès des écrivains tchèques. Les résolutions de ce congrès dénoncent la ligne politique suivie par les autorités du pays et leur inféodation au stalinisme de l'Union soviétique. En appui, Kundera publie La Plaisanterie en 1967, un roman annonciateur des événements du «printemps de Prague» réprimés dans le sang par les chars soviétiques. Ludovik, un jeune Tchèque plein d'enthousiasme pour la révolution communiste après la chute du régime nazi perd ses illusions avec la transformation de cette révolution en machine à broyer ses enfants. Risibles amours, en 1968, est un recueil de sept nouvelles qui sont une sorte de condensé où se dessinent les futurs romans de l'écrivain. En 1975, Kundera s'installe en France et publie La Vie est ailleurs ou comment s'affranchir grâce à la poésie d'un passé fait de fausses promesses et le déclin d'un monde totalitaire. Dans les années quatre-vingt, L'Insoutenable légèreté de l'être revient sur le printemps de Prague ou l'échec d'une révolution pacifique. La Lenteur, publié en 1995, amorce un nouveau virage dans l'écriture de Kundera car il a été directement écrit en français. Avec cette nouvelle consécration, le lecteur est invité à découvrir ou à redécouvrir l'œuvre monumentale d'un auteur qui se lit d'abord et toujours dans le texte. Milan Kundera, «Œuvre», La Pléiade, Gallimard, Paris 2011, vol 1, 1504 p ; Vol 2, 1328 p.