Avril 2001, avril 2011 ; dix ans après les événements sanglants de Kabylie, nous continuons à entendre ça et là la diabolisation de ce mouvement et de ses acteurs traités de voyous et d'antinationalistes ou de suicidaires. Cette triple injustice exige réparation. Injustice quant au déni de la spécificité d'une large frange de la population, déni de la légitimité de son combat, ajouté aux torts subis. La nécessité d'essayer de comprendre ces «dépassements», en guise d'hommage à ces 126 jeunes qui ont péri sous les balles assassines, à leurs proches, à ces milliers de blessés et de traumatisés à vie pour certains, s'impose. En effet, comment ne pas se sentir interpellé par cette année 2001, année sombre dans l'histoire de l'Algérie, cette mère qui s'en prend à ses propres enfants à la fleur de l'âge et qui a donné naissance à ce monstrueux «printemps noir» ? Aucune approche n'étant exhaustive, je me suis essentiellement inspirée de la systémique et plus précisément de l'approche contextuelle, pour comprendre comment la maltraitance ouvre un déséquilibre de l'échange appelant au droit à la considération ou au risque de revanche. Comment ne pas réagir à cette crise multiple qui se manifeste essentiellement à travers et dans le comportement des jeunes ? Cette crise qui nous produit et nous transforme, on oublie souvent que l'on peut la produire et la transformer à notre tour. Les interventions doivent se faire dans leur tissu culturel pour éviter le risque de tomber dans le «double bind». L'histoire de l'Algérie plusieurs fois millénaire et le patrimoine berbère qui a survécu à sept colonisations méritent d'être reconnus et valorisés pour que les Algériens ne se réfèrent plus à d'autres cultures, qu'elles viennent d'Orient ou d'Occident. Ce merveilleux pays qu'est l'Algérie, ce magnifique peuple algérien, trop dédaigné, trop méprisé par ses dirigeants, mérite mieux que ça. La reconnaissance vient d'abord des siens. Pour triste mémoire, ce parti innommable qui a organisé des marches pour soutenir les peuples voisins, irakien et palestinien, ignorant ces jeunes Algériens de Kabylie qui tombent sous ses yeux dans l'indifférence totale. Ceux qui parlent de «la main de l'étranger» n'ont rien compris à la jeunesse. Le jeune vit déjà une crise identitaire psychologique personnelle. Il a donc besoin de repères stables et solides pour pouvoir les intérioriser. Lorsque l'ordre établi est sous-tendu par l'injustice, la logique veut que le désordre soit le début du changement. 1949 portait déjà les prémisses de 1980, puis 2001 et bien d'autres printemps transgénérationnels suivront, que nous souhaitons verdoyants désormais. Nous sommes ainsi amenés à parler de justice et de réciprocité, de légitimité et de droit, de dialogue et de violence, de reconnaissance et de confiance. Avant d'aller plus loin, quelques précisions s'imposent pour éviter tout amalgame sur les risques et les conduites suicidaires chez le jeune. • Le suicide est le meurtre de soi-même. Le suicide est l'acte par lequel le sujet se donne la mort. • La tentative de suicide est un comportement visant à se donner la mort sans y parvenir. • Les idées suicidaires sont des pensées que l'on pourrait se donner la mort, constructions imaginaires de scenarii sans passage à l'acte. • Les conduites suicidaires sont des conduites conscientes visant à se donner la mort. Le suicide à l'adolescence dénote la présence d'un malaise important. C'est un cri de souffrance et d'appel à l'aide qui peut constituer l'ultime recours face à une injustice subie. Et on en arrive à ce qui nous intéresse : • Les conduites à risques qui désignent des comportements où le sujet prend le risque de mourir mais sans idée consciente ni volonté de mort. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la révolte de ces jeunes est une recherche désespérée de reconnaissance culturelle, sociale, économique et affective. Une tentative ultime de sortir de cette schizophrénie imposée. Nos jeunes, assoiffés de justice et de légitimité, ont compris que si la misère socioéconomique est insupportable, la misère identitaire l'est davantage. Fidèles à leur origine, ils ne veulent pas trahir leurs ancêtres. Nul ne peut falsifier l'histoire et prétendre que l'Algérie n'est pas profondément tamazight, malgré toutes les invasions qui ont essayé de la dénaturer. La revendication identitaire a duré des siècles et durera encore tant qu'il y aura des jeunes assoiffés de justice et de légitimité, soutenus par leurs aînés et tant que les pouvoirs n'auront pas l'intelligence de la prendre sérieusement en considération. Si nos décideurs espèrent museler tous ces jeunes qui se révoltent pour une cause juste, contre l'injustice d'où qu'elle vienne et sous quelque forme que ce soit, avec des balles aussi explosives soient elles, se trompent. Ils découvriront à leurs dépens que le mépris n'engendre que rancœur et rancunes qui leur exploseront au visage à chaque nouvelle génération. Dans l'approche contextuelle, le contexte humain embrasse la situation actuelle d'une personne, autant que son passé et son avenir. C'est une technique utilisée essentiellement en thérapie familiale et qui peut être étendue à d'autres systèmes. Parlant de systèmes, l'approche systémique s'appuie sur la cybernétique et la théorie des systèmes. La première étudie les régulations et la communication chez les êtres vivants et les machines construites par l'homme. La deuxième est l'ensemble des éléments en interaction dynamique, organisée en fonction d'un but. Il existe, pour l'approche contextuelle, une responsabilité réciproque à fonder des échanges fiables, gérés par une justice interne spécifique à chaque relation. Cette relation pourrait être figurée par une balance, où chaque plateau est un individu qui, à tour de rôle, la ferait osciller. Ce mouvement d'équilibrage permanent serait l'image de la justice, de la réciprocité et de l'échange dans le temps et la durée. La fiabilité et la réciprocité permettent d'éviter l'exploitation dans les relations et confère une légitimité. La considération du passé est un facteur essentiel. Le contentieux non réglé entre la population et les pouvoirs de décision peut s'inscrire sur un tiers. Ce partenaire nouveau est alors utilisé pour équilibrer le compte restant d'une autre relation : il s'agit de l'«ardoise pivotante». Ainsi, la justice relationnelle peut être représentée par un livre de compte historique et doit être considérée comme un principe dynamique qui explique l'irrationalité apparente de certains préjudices. On en vient ainsi à «la légitimité destructrice» qui est un droit de vengeance sur un tiers innocent. Les troubles de l'identité engendrent de graves troubles de la personnalité. Lorsque c'est l'identité de toute une société qui est remise en question, alors ne vous étonnez pas que cette dernière soit si perturbée et régresse. Ses remous, au lieu de s'estomper avec le temps, au contraire s'amplifient. Ainsi, en voulant imposer à la société une image déréelle, désintégrée d'elle-même, nos décideurs la plongent dans la psychose. Dans «l'éthique relationnelle» la cible n'est pas toujours le coupable, elle peut être la victime elle-même. Elle se construit dans l'histoire et par l'histoire de l'individu, et l'injustice subie se transforme en le droit d'avoir tous les droits. La légitimité destructrice s'acquiert plus à cause de «la non reconnaissance». Dans l'approche contextuelle, le but est d'instaurer le dialogue au lieu et place de la violence, en cas de conflits d'intérêt. Pour ce faire, il est nécessaire de rétablir la justice relationnelle, et au lieu de condamner, emprisonner, torturer ou assassiner pour l'expression d'une légitimité destructrice, il serait plus judicieux de mettre en place une légitimité constructrice en créant un espace où le dialogue devient possible. Pour éviter qu'un tiers innocent fasse les frais de la justice destructrice, il importe de reconnaître l'injustice subie par un tiers et ouvrir la voie à une légitimité constructrice. L'oubli empêche la construction de la confiance, des relations fiables et réciproques qui permettent d'éviter l'exploitation dans la relation. La maltraitance ouvre un déséquilibre de l'échange appelant au droit à la considération et à la compensation, ou au risque de revanche. A-t-on pensé au devenir psychique et social de cette brillante collégienne, traitée de mal élevée par son enseignante simplement parce qu'elle revendiquait la langue de ses ancêtres, sa langue maternelle, comme étant la sienne ? A ces deux enfants privés de leur mère, par une balle perdue alors qu'elle était simplement chez elle derrière ses persiennes, ce fameux printemps 2001 ? La seule réalité objective possible est constituée par le dialogue et la confrontation des réalités subjectives, «ala win yewten d'win yetewten igezran» (les seuls qui savent sont celui qui a donné les coups et celui qui les a reçus). La confiance se construit dans le temps à travers le droit de donner et de recevoir dans un équilibre juste et équitable. L'espèce humaine est un témoin de la balance de l'équité entre ce qui est donné et ce qui est reçu. Ceux qui ont donné à ce pays qu'ont-ils reçu en échange ? Dans l'entre-deux relationnel, la considération du passé est un facteur essentiel. Les responsables de cette mascarade, de ces massacres n'auront pas de répit. Les actes passés sont porteurs de conséquences multirelationnelles, dans le présent et dans le futur, d'où l'urgence de rétablir cette confiance en déperdition entre les Algériens et leurs gouvernants. Pour celui qui a subi une injustice, la légitimité peut prendre la figure d'une vengeance différée sur une tierce personne ou dans les relations futures. D'aucuns parleront de «l'identification à l'agresseur» ou du «retournement contre soi». Ne nous y trompons pas, plus que la misère, c'est l'injustice subie qui pousse tous ces jeunes dans la rue. La victime dans ce cas agit, sans se soucier de la cible, par des actes injustes en créant de nouvelles victimes : soi-même, d'autres victimes innocentes ou des biens à utilité publique ou privée. Nous devons faire face au passé, sinon il risque de revenir tel un fantôme nous tourmenter. L'approche contextuelle inaugure la dimension de l'éthique relationnelle, mais intègre également les apports de la systémique et de la psychanalyse. Pour expliquer les manifestations du 20 avril 1980 et toutes celles qui ont suivi, nous ne pouvons dissocier les transactions relationnelles et l'appareil psychique des faits biologiques sociaux et historiques. Pour que les générations montantes ne subissent pas le poids du passé, il faudrait que chaque génération équilibre le patrimoine du passé au terme de «l'exonération». Exonération, oui, mais comment ? Ecouter les victimes, reconnaître la légitimité de leurs revendications est en partie réparer l'injustice subie et rompre avec des années, voire des siècles d'incompréhension. Fermer les livres de comptes non réglés, pardonner et oublier étant impossible, comment aider à sortir de la position de victime et fournir un pont historique entre le passé d'une société meurtrie et un avenir fondé sur la reconnaissance de ces blessures et par-là même leur réparation. Cela se traduit par la démocratie, la justice sociale, les droits de l'homme et la coexistence pacifique dans l'acceptation de l'autre. Alors plus jamais de Massinissa «voyou», plus jamais de palabres quand il s'agit d'inscrire son enfant à l'état civil sous un prénom authentiquement algérien, simplement parce qu'il n'est pas sur la liste officielle, plus jamais de tirs à balles réelles sur des jeunes dont la seule arme était leur espoir en des lendemains meilleurs et dont le seul crime est leur revendication du droit à l'existence avec sa différence. Plus jamais de dédain à leur égard. C'est beau de parler d'universalité, mais comment appartenir sans exister ? Comment reconnaître ceux qui ne nous reconnaissent pas ? La meilleure politique séparatiste est la leur, ils auront à en répondre devant l'histoire. La réconciliation, oui, mais comment sans justice, sans vérités établies, sans réparation, ou sans engagements fermes, pour régler ces comptes et arriver à l'exonération.