A Tunis, c'est tous les jours le 14 janvier. Et tout le monde se découvre l'âme, l'insolence, la gouaille guillerette, païenne et paillarde d'un Taoufik Ben Brik Et tous les murs sont devenus des journaux à ciel ouvert. Ce que Taoufik Ben Brik, justement, appelle dans un texte magnifique : «L'expression nue». «Je suis fier de m'exprimer, de m'être exprimé dans une prison à barreaux humains. La liberté n'y était pour rien», écrit-il. Alors que dire quand la liberté devient la plume, le souffle et l'encrier. Les Tunisiens sont entrés dans un nouvel ordre de langage. Ils réinventent allègrement le verbe «s'exprimer» et le conjuguent à tous les «tons». Une nouvelle ère qu'ils abordent avec un mélange de lyrisme et de lucidité. Effervescence militante à l'avenue Habib Bourguiba. Toutes les cinq minutes, un tract vient annoncer une manif. Et le ministère de l'Intérieur et ces colonnes de CRS d'en prendre pour leur grade. Au moment même où nous griffonnons ces lignes, des clameurs s'élèvent, envahissent notre hôtel situé tout près de l'ex-ministère de la «Répression». La manif est initiée par une coalition de rêveurs communistes qui entendent réhabiliter «Aïd el oumal», la fête du 1er Mai. Les voici qui scandent : «Echaâb yourid athawra min jadid» ou encore : «Echaâb lazem ithour âla baqaya edictatour». «Facebook Thanks !» Un drôle de 3 mai fêté par tout un peuple longtemps sevré de paroles. Tous les médias sont bons à prendre, tous les murs sont des dazibaos et nul besoin d'imprimatur pour parler ou pousser un coup de gueule. Prime à l'insolence et à la bavardise. Comme l'illustre la «une» des journaux de la presse tunisoise qui rivalisent de zèle sulfurique. Les tabloïds foncent à vive allure sur tous les interdits. Scandales, enquêtes sur la corruption, secrets d'alcôve exhumés, révélations scabreuses, caricatures au vitriol, frasques des apparatchiks, potins de palais, tout y passe. Même les chaînes télé y vont, Nessma TV, Hannibal TV, la radio privée Mosaïque, s'adonnant à un fabuleux festival cathartique non-stop. Dimanche soir, Ben Brik passait en prime-time sur Hannibal TV, c'est dire… Et puis, ce graffiti lu sur un panneau attenant au grand théâtre de Tunis : «Facebook Thanks !». Pour se rappeler que le média de Mark Zukerberg était leur seule tribune, ces trublions juvéniles jaillissant de leur cybermaquis au plus fort de la furie révolutionnaire, quand la presse officielle flinguait El Bouazizi et ses compères à bout portant. «Nous cherchons encore notre ligne éditoriale» Virée à la rédaction de La Presse, le doyen des journaux tunisiens, fondé en 1936. Comme son cadet de langue arabe, Essahafa, le journal La Presse est édité par une société publique, la Société nationale d'impression de presse et d'édition (SNIPE). Mongi Gharbi, le rédacteur en chef principal, nous reçoit chaleureusement. Il a été propulsé à ce poste au lendemain de la révolution du 14 janvier, précise-t-il d'emblée, «alors que sous l'ancienne direction, j'étais mis au placard», ajoute-t-il. Et de nous confier : «Nous cherchons encore notre nouvelle ligne éditoriale. Nous construisons un projet éditorial au quotidien.» La Presse fait partie d'une dizaine de quotidiens qui composent la presse écrite tunisienne (Le Temps, Le Quotidien, Assabah, Achourouk, etc). En tout, une vingtaine de titres si l'on inclut la presse hebdomadaire et les magazines. Cela implique de nouveaux défis, un nouveau positionnement sur le marché. «Avant, nous étions un journal fait par le gouvernement pour le gouvernement, et qui, de ce fait, avait ses dividendes d'office. Aujourd'hui, il faut aller arracher notre part de marché. Le paysage médiatique explose.» Mais Mongi Gharbi est confiant. «Le tirage a même augmenté. Nous avons conquis de nouveaux lecteurs à hauteur de 15%», dit-il. Pour lui, l'atout maître du journal qu'il dirige réside dans «sa qualité de fabrication et dans son écriture». Si bien qu'il a tenu son rang jusqu'au bout, à croire notre rédacteur en chef, qui affirme que la Révolution a épargné un procès en règle aux journalistes laudateurs du système : «Hormis quelques coups de fil et quelques fax qui exigeaient le départ de telle ou telle signature, l'opinion nous a ménagés. Il n'y a pas eu de véhémence particulière.» Pour autant, cela n'a pas empêché la profession de faire son autocritique. Il faut dire que le cataclysme du 14 janvier a surpris de plein fouet une corporation qui faisait corps avec le pouvoir. Cela n'a pas manqué de susciter une profonde crise morale au lendemain du départ fracassant du maître de Carthage. Ainsi, la rédaction de La Presse, tout comme ses homologues des autres médias, aura eu son lot d'AG houleuses. Tous les staffs éditoriaux ont été «dégagés» dans la foulée, et les journalistes se sont autogérés pendant plusieurs jours. «Le flottement chez nous a duré une dizaine de jours. Nous avons monté un comité constitué de 11 journalistes qui géraient le journal. Moi, c'est le collectif qui m'a choisi. Il y a eu un consensus pour me mettre à ce poste. Il nous fallait de nouvelles têtes.» Aujourd'hui, «il n'y a plus de lignes rouges», se réjouit Mongi, l'enjeu étant de rendre ses lettres de noblesse à la notion de service public dans les médias publics. Essahafa, première victime du grand ménage médiatique Un étage plus bas se trouvent les locaux d'Essahafa. Ce journal a soulevé moult remous ces derniers jours, et pour cause : le premier journal tunisien gouvernemental de langue arabe, l'équivalent de notre Echaâb, a failli être tout bonnement liquidé et passer par pertes et profits avec les meubles du RCD. «Le nouveau PDG a estimé qu'il n'était commercialement pas viable et qu'il n'avait plus sa place dans la nouvelle conjoncture», explique Djanet Ben Abdallah, chef du service économique au sein du journal. Pour elle, c'est un argument bidon. La tentative de liquidation du journal vaudra à son collectif un élan de soutien sans précédent. Le 26 avril, des citoyens hors corporation se sont massés devant le siège du journal, rue Ahmed Bach Hamba, en solidarité avec les 70 journalistes d'Essahafa qui observaient un sit-in. «Aujourd'hui, l'option de dissoudre le journal est totalement écartée», soupire le directeur de la rédaction, Abou Saoud El Hamidi. Le quotidien Essahafa a été créé en 1989 peu après l'arrivée de Ben Ali au pouvoir. «C'est vrai qu'il a été créé pour des raisons spécifiques», admet Djanet Ben Abdallah. «Et comme il était soutenu par le régime, les ventes importaient peu. La pub coulait à flots. Le marketing n'était pas très important. Aujourd'hui, la donne a changé. L'arbitrage se fait par le marché et nous sommes prêts à relever le défi. Nous avons la rédaction la plus compétente sur la place de Tunis.» Djanet, qui a 26 ans de métier, soutient qu'elle n'a jamais vendu son âme ni sa plume, même si elle avoue avoir été en proie par moments «à une profonde souffrance morale». «On avait des directeurs qui étaient de véritables contrôleurs de l'esprit. Tous les médias étaient au service d'un seul homme. Mais nous étions quelques-uns à être indépendants. Nous avions de l'honneur.» «Après le 14 janvier, nous avons fait une opération ‘‘Dégage !'' à notre ancien PDG, Mansour Mehenni. Il a été remplacé par un collègue de La Presse, Hmida Ben Romdhane. Et c'est paradoxalement lui qui a décidé de nous liquider», regrette Djanet. «Pourtant, Essahafa est vraiment devenu un journal du peuple. Nous nous sommes adaptés très vite. Avant, je mettais une heure ou deux pour pondre un édito. Aujourd'hui, je mets un quart d'heure, car je n'ai plus à surveiller mes mots. Nous avons réussi le défi du contenu. Le reste, ce n'est pas notre affaire. La publicité, la distribution, l'abonnement, ce n'est pas notre job.» Euphorie prudente Djamel Bergaoui, lui, est reporter à l'hebdomadaire Al Akhbar, une publication privée. Il admet que les choses ont bien changé depuis le 14 janvier dans la presse tunisienne : «En apparence, il y a certes plus de liberté dans la presse par rapport aux années de ténèbres.» «Cela fait dix ans que je suis dans cet hebdo qui a été créé en 1983 sous Bourguiba. D'ailleurs, son propriétaire, Mohamed Ben Youcef, est un ancien militaire bourguibiste qui a toujours eu des ennuis avec Ben Ali. Aussi, nous avons toujours subi des pressions de toutes sortes parce que nous refusions de soutenir Ben Ali et d'applaudir avec les ‘‘applaudisseurs''. Du jour au lendemain, on nous a infligés un redressement fiscal de 700 000 DT (350 000 euros). La publicité était distribuée selon le degré d'allégeance au pouvoir», témoigne-t-il, avant de prévenir : «Le moment que nous vivons est pour nous un véritable exutoire. Mais je reste prudent. Le revers de la médaille, c'est toute cette anarchie médiatique qui a besoin d'un peu d'ordre.» «Et puis, il n'y a aucune garantie juridique qui protège le journaliste. Même la nouvelle Constitution n'est pas encore promulguée. Nous respirons à pleins poumons l'oxygène de la liberté. Mais quand on s'attaque à des dossiers aussi sensibles que la corruption, il faut s'attendre à des représailles de la part des anciennes figures du système Ben Ali qui ont toujours leurs entrées dans les arcanes de la justice, et qui peuvent encore nous faire payer cher le fruit de nos investigations. Pour le moment, on tolère les excès de la presse comme tout le reste, mais cette euphorie ne va pas durer.»