Où il est prouvé que la littérature peut devenir prémonitoire. Quelle fulgurance et quelle écriture ! C'est avec bonheur que j'ai relu l'homme de lettres, le romancier qu'est Taoufik Ben Brik, qui a écrit The Plagieur, un de ses plus brillants romans. Cela s'est imposé suite à la toute récente publication à Tunis (une chose absolument impensable pour l'auteur il y a à peine trois mois) d'un ouvrage politique intitulé Tunisie, la charge... Positions, dans lequel il relate à chaud les événements qui ont secoué la Tunisie. Taoufik Ben Brik rappelle dans le détail comment la Tunisie fut une prison politique à travers la description de la prison de haute sécurité de Siliana qui devient une métaphore de l'ensemble du pays. Le témoin (et l'acteur) de l'histoire qu'il est, y a résidé, ce qui lui donne ce droit de comparer Siliana aux pires prisons de la planète, véritable bagne préhistorique caché derrière l'image d'une Tunisie moderne, aux plages idylliques et aux complexes touristiques pour Européens en mal d'exotisme. Cette série de textes factuels et informatifs apporte un éclairage judicieux sur le plan politique. Le commentateur propose au final tout un programme pour la période post-Ben Ali en déclarant : «Réinventons le pays qui est le nôtre. Pour plus de liberté, pour plus d'égalité, de bonté et de générosité. Pour moins de servitude, pour moins de pouvoir de nomination, pouvoir quasi-divin, de conspiration et d'hommes de l'ombre. Pour moins d'Etat. Tout un programme. Poignant et outrageusement libre». Bien que passionnant et stimulant, le romancier visionnaire l'emporte sur le commentateur de l'histoire. L'artisan des mots, le joueur capricieux de la langue, le créateur d'images fortes nous semble être le romancier qui sort du lot des écrivains d'Afrique du Nord d'aujourd'hui. Taoufik Ben Brik est décidément et véritablement de la trempe de Rachid Boudjedra et de Kateb Yacine qu'il cite du reste dans son roman. The Plagieur vous emporte d'un trait dans un monde de démence et de réalité à la fois, dans un monde bassement terre-à-terre, mais aussi d'intelligence, de culture et de sophistication. Taoufik Ben Brik signe ainsi un roman dont le titre est annonciateur de la forme et du fond. L'intertextualité y est de mise dans la mesure où le romancier joue avec délectation sur les plus grands textes des plus grands auteurs qu'il récupère à son profit. The Plagieur est par excellence un intertexte, réunissant de multiples textes aussi forts les uns que les autres, comme ceux de Gabriel Garcia Marquès, Kateb Yacine, Tolstoï, Tourgueniev, Nikos Kazantzaki, Taha Hussein, Kamel Yachar, Mohamed Dib, Le Clésio ou Shakespeare, pour ne citer que quelques-uns. Les références y courent et s'installent grâce à un mot, une phrase, une idée qui vont enrichir le texte originel. D'ailleurs, le romancier rêve de pouvoir récupérer les notes et les paragraphes jetés par les grands écrivains pour en faire un seul texte qu'il signerait et qui serait le roman le plus brillant et le plus éclairant. Il est indéniable que Taoufik Ben Brik a une grande culture qu'il synthétise avec bonheur pour raconter l'histoire de son peuple meurtri, asphyxié par un régime totalitaire mené de main de fer par Ben Ali qu'il nomme «Ben Avi». Publié en 2004, The Plagieur est d'une étonnante maturité politique, si prémonitoire, si près de ce peuple et des intellectuels muselés que Taoufik Ben Brik savait au bord de l'explosion. Des passages entiers racontent la révolution tunisienne avant l'heure, et là, on se dit que les politiciens, surtout français, auraient dû s'intéresser à la littérature qui dit le mal-être des peuples. Mais Ben Ali, lui, savait que Ben Brik disait vrai, d'où l'incarcération de ce dernier. Ben Ali (ZBA) devient un piètre Caligula, un Macbeth sans la grandeur de l'écriture shakespearienne, un Sanchez Mazas qui avait œuvré, plus que quiconque, pour plonger son pays dans une sauvage orgie de sang. ZBA a ses mouchards (kawadas, dans le texte) pour anéantir le peuple. Ce «Caligula maghrébin» avait brisé les âmes et «mutilé les langues». Tunis la Belle est perçue à travers le peuple qui souffre et ses intellectuels bâillonnés, mais un jour, Tunis sera sans limite, comme il le décrit avec prémonition : «Imagine … Tunis résonnant de mille débats en plein air, comme à Hyde Park Speakers' Corner où chaque passant se change, si l'envie lui en prend, en tribun». Le rêve dans le roman est devenu réalité dans Tunis de ce mois d'avril 2011. Ben Brik fait référence aux héros de l'Algérie, comme Ali La Pointe, qui se révoltent au moment où il le faut pour le bien de tout un peuple. Le romancier hurle sa rage pour dire l'hypocrisie du message qui parle de Tunis comme étant la ville de la Dolce Vita. Il écrit sans ambages, renvoyant à leur responsabilité ceux qui détournent la tête : «On a beau leur montrer des gens torturés ou mourant en silence, pour eux, cela n'existe pas. Il n'y a pas de place dans leur niche pour les chiens». Ces gens, ce sont la bourgeoisie, les Européens, les «collés à la télé», comme l'écrit Ben Brik qui a le sens de la formule superbe ou triviale. Ce qui semble étonnant, c'est la description de la Tunisie en révolte dans un texte écrit en 2004, une révolte qui ramènera «le pays au pays». Ce «Plagieur» qu'est Taoufik Ben Brik d'innovateur, car il traque les mots, les phrases, «il les chique et les choque» pour le bonheur du lecteur et de la Tunisie. Ce qui est prémonitoire, c'est qu'il nomme les dictateurs Moubarak, Khadafi, El Assad qui tomberont après Ben Avi et il prévoit la déposition de M6, sans oublier cette jeunesse algérienne qui désire vivre démocratiquement. Taoufik Ben Brik est un militant, mais il est surtout un romancier surprenant de colère, qui passe par un désordre de l'écriture et de la forme littéraire. The Plagieur est préfacé par le critique palestinien Edward Saïd qui qualifie son auteur de «bandit arabe contrarié». Taoufik Ben Brik, «The Plagieur», Ed. Exils, Paris, 2004.