A coup de fetwas et de rappels à l'ordre : depuis quelque temps, un peu partout dans les quartiers d'Alger, notamment dans les marchés informels ou à la sortie des mosquées, des pratiquants salafistes s'intronisent animateurs de halaqate au profit des jeunes «désœuvrés». El Watan Week-end a pu se faire inviter dans une de ces rencontres que le pouvoir surveille de près. «Nous ne faisons rien dans la clandestinité. Il s'agit de la pratique de notre religion et il est de l'obligation de chaque musulman de propager l'Islam et ses préceptes, et de rappeler les musulmans à la foi d'Allah», annonce d'emblée akh (frère) Moussa*, animateur de halaqa dans la banlieue est d'Alger. Si les halaqate, sorte de cours cycliques et thématiques – les théologiens considèrent que c'est un «rappel» – traitant des préceptes de l'Islam sont fortement recommandées par les oulémas, elles inquiètent toutefois plusieurs spécialistes. Car par une pratique biaisée à huis clos, ces rencontres présentent un risque d'endoctrinement et de déviation des lois de la charia qui mènerait à «la radicalisation des idées et au ralliement de certains groupes islamistes extrémistes», selon les termes d'un spécialiste de la lutte antiterroriste. «Sans pour autant stigmatiser ces groupes – car il y en a qui le font de bonne foi –, la surveillance est de rigueur», tranche-t-il. Selon certains animateurs, la raison du retour des halaqate serait liée à la levée récente de l'état d'urgence. «Aujourd'hui, nous ne craignons plus les interpellations, car avant, nous étions assimilés aux terroristes et on pouvait facilement être interpellés et jugés pour apologie du terrorisme ou de soutien aux terroristes», poursuit notre interlocuteur. Pour d'autres, ce succès correspond à un repositionnement en vue de la réappropriation du champ politique. «Nous avons reçu des garanties du ministère de l'Intérieur quant à l'agrément de notre parti (ex-FIS) mais sous une autre appellation. Ce qui explique ce soutien sans condition des milieux islamistes au président de la République : sur toutes les lèvres, revient ainsi “Rebbi ykhalina Bouteflika“». Machination ? Même si la semaine dernière, le ministre de l'Intérieur, Daho Ould Kablia, a exclu cette éventualité. Selon le quotidien Le Soir d'Algérie, le président Bouteflika aurait signifié clairement que le FIS relève de l'histoire ancienne et qu'aucun parti de mouvance islamique ne sera agréé sous aucune forme. Pour d'autres sources, ce retour n'est qu'une machination du pouvoir : une carte que l'on pourrait brandir pour étouffer toute réclamation de changement. Les halaqate que les Algériens avaient connues à la fin des années 1980 étaient l'essence même de l'ex-FIS, le principal pourvoyeur de fidèles et de sympathisants. A l'instauration de l'état d'urgence, les mosquées ont été placées sous haute surveillance, notamment celles dites salafistes. Les portes des mosquées n'étaient ouvertes que pour la prière et tout rassemblement à l'intérieur était formellement prohibé. La pratique des halaqate a alors presque disparu et les réseaux salafistes se sont organisés en communauté où les «étrangers» et les «curieux» étaient exclus des rencontres, les enseignements dispensés dépassant le stade de l'initiation. Avec l'avènement de la charte sur la réconciliation nationale, le retour des terroristes repentis a donné lieu à une reprise timide de l'activité des halaqate. Depuis le début de l'année, alors que le pouvoir est occupé par les mouvements sociaux, «les réseaux islamistes ont profité de l'occasion pour se réorganiser», analyse un de nos interlocuteurs spécialistes dans la lutte antiterroriste. Cheikh Ferkous Selon une source sécuritaire, «le ministère de l'Intérieur a commis une bévue en promettant effectivement à quelques émissaires l'agrément d'un parti islamiste et la reprise de la politique. Or, dans les circonstances actuelles, conclut-il, il est impossible d'admettre une telle démarche.» Pour mieux comprendre, nous avons participé à une de ces halaqate. L'accès se fait sur invitation et le processus pour en décrocher une est long, d'autant que nous n'avons pas voulu cacher notre identité de journaliste. Il faut soit connaître l'animateur qui se charge personnellement de vous intégrer dans son «cycle de formation», ou être recommandé par un participant, garant de vos bonnes intentions. Moussa a 36 ans. Ce vendeur informel, kamis, barbe fournie et moustache rasée, a longtemps fréquenté les mosquées dites salafistes de la capitale et dit admirer cheikh Ferkous, une référence pour de nombreux Algériens. «Je refuse qu'on me traite d'islamiste, je suis musulman», se défend Moussa. Nous sommes un dimanche, il est 19h50 après la prière d'el maghreb. Premier rendez-vous de la semaine dans une cave d'immeuble réaménagée en appartement. Moussa accepte «exceptionnellement» que nous assistions à sa halaqa. Tout de suite après les formalités d'usage, la récitation de la Fatiha et quelques prières, Moussa, en bon prédicateur, lance le sujet du jour : «Aujourd'hui, nous parlerons d'el houkm errached (la bonne gouvernance) et à l'aune de ce qui se passe dans le monde arabe, il est de notre devoir d'expliquer aux musulmans ce qu'est la gouvernance ou bien el khilafa.» «Rétablir la charia» L'assistance est composée de huit jeunes, âgés entre 16 et 22 ans. La plupart ont quitté l'école et travaillent avec Moussa au marché informel de la cité. Durant son plaidoyer, Moussa n'a de cesse de faire l'éloge des dirigeants arabes et surtout de… Bouteflika. «Même si le hakem (le gouvernant) est corrompu ou mauvais, l'essentiel est qu'il soit musulman. L'Islam nous interdit formellement de le contrarier et de s'opposer à lui, nous devons lui obéir», assène-t-il à ses élèves. Et d'évoquer des faits marquants de l'histoire des musulmans. Que toute tentative de renverser le gouvernant relève de l'atteinte à la cohésion de la oumma (la nation), une fitna ! Pour l'instant, le prêche n'a rien de tendancieux. Mais excédé par les questions d'un de ses auditeurs plus curieux que les autres, Moussa laisse soudain passer un étrange discours. «Nous devons combattre el moufssidine et rétablir la charia comme seul mode de gouvernance», martèle-t-il. La halaqa dure une heure, puis il est temps de regagner la mosquée pour la prière d'el icha. Le cours terminé, Moussa prend son élève en aparté puis revient vers nous pour nous expliquer doctement. «C'est ça le problème des jeunes aujourd'hui, ils n'écoutent pas ! Ils sont très curieux et la curiosité perturbe le bon déroulement de l'apprentissage, car ils remettent tout en cause et doutent parfois de nos paroles.» Donner l'exemple Puis, poussé par le désir de se justifier, il ajoute : «Je ne tente pas d'influencer ses idées, mais je me dois de le corriger. Je ne peux pas leur permettre de perturber le bon déroulement de la séance. Nous sommes là pour apprendre dans la sérénité et dans le calme. La halaqa n'est pas un lieu de débats.» Ecouter et apprendre, telle est sa devise. Le mercredi, nous sommes invités à une autre halaqa. Cette fois-ci, l'heure et l'endroit ont changé. Après salat el icha, chez akh Youcef. Youcef, 38 ans, ex-militant du FIS, est vendeur de téléphones portables et accessoires dans la banlieue sud d'Alger. Il mis à la disposition de Moussa un de ses locaux. L'endroit est discret et loin des regards. A l'ordre du jour : comment les musulmans devraient se comporter dans la société ? «Il doit donner l'exemple, se réveiller tôt, assister à salat el fedjr, retrousser ses manches et travailler, être aimable avec ses clients, leur sourire et leur faire la discussion, les ramener à la raison et au droit chemin en cas de déviation», énumère-t-il en évoquant versets coraniques, hadiths et en citant les cheikhs El Albani et Ben Baz, guides suprêmes du courant salafiste. Mais Moussa ne s'arrête pas là. «Vous devez être des exemples dans vos quartiers, empêcher les dérives, sensibiliser vos amis, vos voisins, vous devez aussi intervenir pour faire respecter la charia, mais faites-le dans le calme et intelligemment», leur conseille-t-il d'un ton ferme. Imam fonctionnaire La scène nous rend perplexe. Moussa détend l'atmosphère d'un sourire et de sa voix redevenue soudainement calme. Il n'est pas le seul animateur du quartier. Merouane est l'autre maître d'une halaqa destinée exclusivement aux expérimentés, où les thématiques prennent une autre tournure et traitent des grandes questions théologiques. «Le débat est de haut niveau, nous assure-t-il, puisque leur spécialité est la fetwa.» Officiellement en Algérie, il n'existe pas de mefti ou de conseil de la fetwa, laissant un vide pour les prêcheurs de tous poils. Merouane, considéré comme une sommité dans les milieux salafistes «modérés» pour avoir fréquenté d'éminents prédicateurs de la péninsule arabique et avoir fait le djihad en Albanie, prêche et lance des fetwas sans se référer à une quelconque entité religieuse. «Vous savez, ces gens-là sont très écoutés et ils ont des adeptes partout. L'imam de la mosquée est réduit à un fonctionnaire qui ne connaît rien et cela nous pose problème», confie un haut responsable au ministère des Affaires religieuses qui a requis l'anonymat. Nous avons bien tenté d'entrer dans une halaqa animée par Merouane, mais ce dernier a refusé. «Je sais très bien ce que vous cherchez, ne vous inquiétez pas; nous ne sommes pas des terroristes…» Et devant notre insistance, de couper court par un : «Désolé mon frère, c'est pour les initiés uniquement.»