La pièce Aâm el hbel (L'année de la corde) de Djamel Marir, inspiré du roman de Mustapha Nettour, souligne que la parole juste trouble les conforts des palais. El goual, ce troubadour populaire des temps anciens, est revenu lundi soir sur la scène du théâtre national Mahieddine Bachtarzi à Alger, pour rappeler que la parole ne meurt jamais. Le poète n'a-t-il pas dit qu'on a beau arracher les fleurs, on n'empêchera jamais le printemps de revenir ? Mise en scène par Djamel Marir, Aâm el hbel (L'année de la corde), nouvelle production du Théâtre régional de Skikda, présentée au dernier jour des compétitions du sixième Festival national du théâtre professionnel (FNTP), fait remonter sur scène El goual. Bouguerra, interprété par l'excellent Seïf Eddine Bouha, est là, au milieu d'un groupe, muni d'un bendir comme les autres. Il rend hommage à Sidi Achour, le maître des lieux, et évoque la vie de la cité selon le mode des Aïssaoua. Il raconte, avec les mots du sage, les hauts et les bas du vécu, les torts du palais, la corruption, la pauvreté, l'abus de pouvoir, le mensonge. «Mon propos n'est pas sur El ghoul et Sidna Ali, ni Khatem Soulayman ni sur la beauté des filles de Naâman. Mon histoire est comme une corde…», dit-il.Ce n'est donc pas des contes de coin de feu qui, jadis, meublaient les longues soirées d'hiver. Les louanges à Sidi Achour ne sont, en fait, qu'un prétexte pour évoquer les dérives du palais du bey, des laudateurs, des faux dévots et des «chiyatine». Parmi ceux qui «roulent» par terre pour plaire au souverain, un religieux, fin tacticien, qui est gêné par les joutes orales libres de Bouguerra et ceux qui l'écoutent. Il n'aime pas qu'ils se réunissent. «C'est haram», dit-il. Les moralisateurs à la petite semaine n'avaient-ils pas envahi, pour un temps, les terres d'Algérie pour tenter de «domestiquer» la société ? Des bandes armées de gourdins ne sillonnaient-elles pas les rues pour redresser les torts sous les regards des policiers ? Les régimes autoritaires s'adaptent facilement à l'ordre religieux. C'est connu. Pour avoir évoqué Ben Al Ahrach, Bouguerra est devenu l'homme à abattre. Mais qui est donc Ben El Ahrach ? L'Histoire a retenu que Mohamed Ben Al Ahrach (surnommé Boudali), un chef de guerre marocain qui avait conduit des pèlerins du Maghreb vers l'Orient, était devenu l'ennemi du bey Othmane de Constantine. Ben Al Ahrach était venu en Algérie, à travers Tunis, après avoir aidé les militaires anglais contre les Français qui avaient lancé une expédition en Egypte. Ben El Ahrach s'était établi dans les montages de Jijel où il devait fédérer les tribus contre le règne terrifiant du bey borgne de Constantine. Des tribus qui étaient déjà en rébellion. Le bey Othman (appelé Osman Bey par les Turcs) n'a régné qu'une année à Constantine, entre 1803 et 1804, après avoir échoué à maintenir son trône à Oran au bout de cinq ans de règne en remplacement de son père Mohamed El Kébir. Il avait été tué dans des conditions violentes. Il avait été décapité par un certain Saïd Ben Amer sur ordre de Abdallah Zebbouchi, un marabout de la tribu des Redjas de Mila. Séparée du corps, sa tête avait été enterrée du côté de Beni Fergane dans la région d'El Milia. Le bey Othman pourchassait tous ceux qui osaient contester son pouvoir (comme le font aujourd'hui les tyrans de Tripoli, de Damas et de Sanaâ). Bouguerra et ses compagnons, accusés de faire dans la propagande contre le palais, avaient été tués par enchaînement à des chevaux qui les avaient traînés jusqu'à la mort. Le châtiment se voulait exemplaire. Des historiens ont rapporté aussi que le bey Othman attachait ses opposants par des cordes et les laissait mourir dans des grottes. Le romancier Mustapha Nettour est remonté dans le temps dans son livre d'où est inspirée la pièce Aâm el hbel. Ne voulant pas rompre avec la tradition de la halqa, Djamel Marir, qui revient sur les planches après une petite absence, a su donner une légère coloration soufie à la pièce. La chorégraphie très physique de Slimane Habbes est restée dans le même esprit. Le scénographe Abderahmane Zâaboubi n'a, à voir de près, rien oublié pour exprimer l'âme du texte de Mustapha Nettour. Les grillages qui dominent le décor soulignent, tant la fermeture que l'ouverture. A aucun moment on voit la corde sur scène. On n'est pas obligé de tout montrer. Sinon, que restera-t-il à l'imagination ? A la fin, le dialogue intense entre Bouguerra et son épouse Rebiha, quelque temps avant sa mort, est la plus belle scène vue depuis le début du FNTP. Dans leur jeu, les comédiens Nadia Larine, Ahmel Zelay, Draoui Jalal, Abdelraouf Boufanaz, Fethi Ahmed Azila, Hichem Helal, Tayeb Chidouh, Abdelatif Lebdioui, Fouad Ben Ahmed, Ali Namous, Zinedine Nacer, Ahmed Chaâbna, Toufik Jilani, Adel Ahmed Azila n'ont rien laissé au hasard. Pas moyen de s'ennuyer avec ces jeunes professionnels. L'interprétation est cohérente, sérieuse et plaisante. Et la diction est parfaite. Il serait injuste de ne pas donner un prix à cette pièce, preuve vivante qu'on peut faire du bon théâtre en Algérie. Malgré tout. Tout.