Les forces anti-émeutes n'ont pas chômé depuis le début de l'année. 2777 opérations de maintien de l'ordre ont eu lieu ces 5 derniers mois pour contrer toutes les manifestations de colère qui éclatent au jour le jour. Confrontés à toutes sortes de pressions, les agents de maintien de l'ordre résistent et se déploient. Leur mot d'ordre : faire respecter la loi. C'est à quelques mètres de la mosquée de l'Appreval à Kouba, un quartier connu pour avoir été durant de longues années un fief de l'islamisme, également secoué par des émeutes en janvier dernier, que se cache derrière des centaines d'arbres une des plus importantes casernes des forces anti-émeutes de la police nationale. Le 8e groupement des Unités républicaines de sécurité (URS) de Kouba, la troisième à Alger, où 1500 agents anti-émeutes vivent à longueur d'année. Réparties en six unités, comprenant des dizaines de brigades de 11 agents chacune, ces forces anti-émeutes ont droit à toutes les commodités à l'intérieur du groupement : de grandes cours, un jardin, des espaces d'entraînement, des dortoirs, des services médicaux, un cybercafé, une bibliothèque. Propreté et calme y règnent comme pour adoucir leur esprit soumis à toutes les agitations une fois à l'extérieur. 33 agents de l'ordre en tenue anti-émeutes, courent à petites foulées vers la grande place de la cour de ce 8e groupement des URS de Kouba. Casque bleu et bouclier en main, ils se rassemblent avec droiture et précision, bombent le torse pour le salut et la revue des rangs, puis écoutent attentivement le discours du chef de section. Mourad, 29 ans, a rejoint l'URS de Kouba il y a 5 ans. Il connaît bien les enjeux de ce genre de sorties sur le terrain, mais se concentre tout de même sur les consignes données. «La discipline est votre moteur, et n'oubliez pas que vous êtes là pour assurer la sécurité des citoyens et de leurs biens», explique avec autorité le chef de section de ces trois brigades qui s'apprêtent à prendre la relève d'une autre brigade des forces anti-émeutes en poste depuis ce matin à la place du 1er Mai. Il est 11h 30, les 33 agents rejoignent les camions anti-émeutes en exécutant une parfaite chorégraphie disciplinaire. Arrivés à destination, ils résisteront à la chaleur, des heures durant, à l'intérieur de leurs camions. Leur déplacement a été vain, la place est calme aujourd'hui. Troubler l'ordre public «Nos sorties sur le terrain entrent dans une logique dissuasive. On opte pour la prévention comme meilleur moyen de maintenir l'ordre public», explique Djamel Louli, commissaire principal de la direction de la sûreté publique. Les trois brigades se tiennent prêtes à intervenir et attendent les ordres. RAS (Rien à signaler). Retour donc à la caserne en attendant la prochaine sortie. Si cette mission s'est révélée calme et agréable (malgré la chaleur), elle reste exceptionnelle. Ils n'ont effectivement pas manqué de sorties houleuses et éreintantes ces derniers mois. 2777 opérations de maintien de l'ordre ont eu lieu sur tout le territoire national depuis janvier dernier. Un chiffre impressionnant si l'on se réfère au bilan de l'année 2010, 10 fois inférieur : seulement 206. Un petit calcul rapide pour le rendre encore plus alarmant : 555 opérations par mois, 18 par jour, une opération toutes les deux heures. Cette activité intense coïncide avec l'augmentation de 50% de leur salaire, décidée en décembre dernier. Aucun lien entre les deux, il ne s'agit pas de travailler plus pour gagner plus. Plutôt de travailler plus contre d'autres qui ne travaillent pas (chômeurs) ou refusent de travailler (médecins). Mercredi 1er juin. Même rituel avant de partir sur le terrain : place du 1er Mai, point devenu stratégique dans la contestation qui secoue la capitale depuis le début de l'année. D'autres brigades, beaucoup plus nombreuses, y sont déjà postées. Cette fois-ci le déplacement ne sera pas vain. Des centaines de médecins ont décidé de «troubler l'ordre public» ce matin. La complexité de la tâche «Nous représentons l'ordre et nous sommes là pour appliquer la loi, nous sommes obligés d'empêcher les rassemblements non autorisés», souligne, à son tour, le commissaire Khaoua Samir, chargé de la communication de la sûreté de wilaya d'Alger. Jouant la carte de la transparence, la DGSN se prête volontiers au jeu des questions-réponses. Autorisé à s'exprimer lui aussi, Mourad confiait quelques jours plus tôt que «faire ce métier n'est pas toujours facile, mais tous ces affrontements ne sont ni dangereux ni dramatiques». Et d'ajouter : «Pour nous les choses sont simples, on applique la loi et on obéit aux ordres pour le bien du pays.» Les nombreuses revendications dans tout ça ? «Ça ne nous concerne pas», répond-il en plissant les yeux. Le sourire d'une personne qui ne peut pas en dire plus. Les brigades se placent et encerclent les manifestants. L'opération débute dans le calme mais virera quelques heures plus tard en une véritable bastonnade. Pousser, bousculer et finir par donner de violents coups de godasses pour venir à bout de plus de 500 médecins résidents décidés à «manifester pacifiquement». Certains agents restent «calmes et délicats», d'autres n'hésitent pas à user de la force. Difficile de savoir si Mourad y était ce jour-là ; d'ailleurs dans ces moments de grande agitation, les visages se confondent, qu'on soit habillé de bleu ou en blouse blanche. Les médecins forment bloc et se laissent encercler par les agents de l'ordre. Le sit-in durera des heures dans le calme. Médecins et policiers tiennent même la conversation. «Savez-vous au moins pourquoi on est là ?» demande un résident. L'agent lui explique très courtoisement qu'il y a d'autres manières de revendiquer. «On a tout essayé, par leur mépris, ils nous poussent à la rue», argue le résident qui est maintenant rejoint par d'autres. Le débat s'anime, tout en sourire, mais ne mène à rien. Insultés dehors, sanctionnés à l'intérieur Tahar, 32 ans, est lui aussi agent anti-émeutes depuis 5 ans. Il pense justement que rien ne sert de débattre, car «quand bien même leurs revendications sont justes et légitimes, la loi est la loi !». Oui, mais quand on reste face à face durant des heures à attendre que l'autre cède, faire la conversation se révèle plus agréable. «Ces policiers sont peut être sympa pris individuellement, mais quand ils sont en mission, pour moi ce sont des monstres à la violence aveugle», peste une résidente qui a justement été malmenée par l'un d'entre eux. 15h30 : « fergou rabhom (expression difficilement traduisible que la langue française adoucit : dispersez-les).» Une phrase énoncée comme un cri de guerre, elle précipite la place du 1er Mai dans une atmosphère cauchemardesque. Camions canon à eau postés à l'entrée de l'hôpital, des commissaires qui se joignent à l'action, des cris, des coups à tout-va. «Ils en profitent pour déverser toute la haine qu'ils ont pour la population», s'écrie un médecin résident qui vient de fuir les affrontement après deux bons coups de godasses reçus en plein ventre. Il était venu pour exprimer sa colère contre les propos «méprisants» d'Ahmed Ouyahia, il rentre chez lui avec une indignation, cette fois-ci dirigée contre la police. Une scène semblable à des centaines d'autres depuis le début de l'année. Chômeurs, militants de la CNCD, patriotes, étudiants, y sont passés. Mais après avoir affronté justement cette colère, en revenant à leur caserne, c'est une autre amertume qui les attend. «On ne pardonne pas les bavures, et on lance systématiquement des enquêtes internes lorsqu'il y a des cas de bastonnades contre des manifestants», souligne le commissaire principal, Abdelkader Mahdoui, commandent du 8e groupement des URS de Kouba. Des enquêtes concluantes ? «C'est justement difficile d'identifier les agents qui dérapent», répond-il en précisant que «nos agents ne sont pas munis de matraques, justement par souci de respect en- vers la population. Ils n'ont que leur bouclier et fonctionnent au mode du corps-à-corps». Pris au piège Le fossé se creuse entre la classe dirigeante et la population. Pendant que l'une se recroqueville chaque jour un peu plus sur elle-même, l'autre déverse sa colère dans la rue quand elle n'arrive pas à se contenter d'une grève, d'une automutilation ou d'une immolation par le feu. C'est exactement dans ce fossé que se placent les policiers ces derniers mois. Pris au piège de leur fonction, ils récoltent toute la colère des citoyens qui transfèrent volontiers (parce qu'ils considèrent que les policiers ont changé de camp en étant augmentés) tous leur rejet du pouvoir vers ces seuls acteurs officiels qui veulent bien leur faire face. Mais seulement lorsqu'ils sont en tenue. Une fois sans, leur avis sur tout ce qui se passe en Algérie peut avoir de quoi malmener le droit de réserve que leur impose leur profession. Et pour cause, malgré leur salaire quelque peu grossi, ils n'ont pas tous la chance d'avoir un logement, ils leur arrivent d'avoir des cousins étudiants, des frères émeutiers, parfois même des femmes médecins. Mourad se marie justement dans un mois, il attend sa permission avec impatience. Heureusement pour lui, sa femme n'est pas médecin. C'est plutôt logique quand on sait qu'il est loin de porter cette corporation dans son coeur. «Les médecins ne me font pas de peine, je m'inquiète plus pour les malades, mais j'évite de m'intéresser trop au sujet, je me contente de faire mon travail», confie-t-il. Comment faire pour rester hermétique à des problèmes qui touchent tout algérien, quelle que soit sa fonction ? «Je m'y force mais je n'y parviens pas toujours. J'avoue que les émeutes de Diar Echems ont été très marquantes pour moi, ces jeunes m'ont vraiment fait de la peine.» Marqué mais pas au point de remettre en question sa carrière. «Je suis vraiment entré dans la police par vocation, j'ai suivi le modèle d'un de mes cousins policier de Tiaret, qui était apprécié de tous pour sa gentillesse et sa générosité. J'aspire à ce modèle», raconte-t-il. La tâche s'annonce difficile. Psychologues à la rescousse Dans la caserne du 8e groupement de Kouba, trois psychologues s'intéressent de près à tout ce qui anime (ou abîme) ces agents de maintien de l'ordre. «Ces derniers mois, on n'a pas eu le temps de trop les voir, ils travaillent beaucoup, mais ils restent soumis à des séances de thérapies régulières», précise l'une d'entre elles. La pression de ces derniers mois, à laquelle s'ajoutent les difficultés de la vie en retrait, ne doit pas être facile à gérer pour ces agents ? «Non, ils gèrent très bien, ils sont préparés à affronter pire que ça», tranche la seconde en mettant fin à la conversation. Cette cellule de psychologues est justement mobilisée à longueur d'année pour être à l'écoute, mais aussi pour détecter les comportements troubles. Et pour cause, ces hommes sont soumis à des pressions de toutes parts. Dans le quartier de Haï El Badr, à seulement quelques mètres de la caserne de Kouba, le danger les guette parfois. Des habitants du quartier ont encore en mémoire l'agression très violente d'un des policiers de la caserne qui a eu lieu l'an dernier. «Les jeunes les repèrent, et comme ils savent que ces agents anti-émeutes sortent souvent en civil quand ils ne sont pas de service, ils s'en prennent à eux pour se venger. C'est arrivé plusieurs fois», raconte un vieux du quartier. Qui les soigne dans ces cas-là ? Des médecins, bien sûr. Le 1er juin dernier, un médecin a été frappé (au sens figuré et au sens propre) en reconnaissant un policier qu'il avait lui même soigné quelques semaines auparavant. Une confrontation troublante, pour les deux sûrement. Mais qui ne change rien au final. D'une complexité inextricable, la situation actuelle défie toute logique sereine. Les malades se soulèvent contre les médecins, les médecins contre les policiers, les policiers contre tous ceux qui veulent se soulever.