Kamel Deriche est un Algérien en poste à Amman (Jordanie), où il s'occupe du hub d'appui pour le programme du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en Irak. Ses 23 longues années d'expérience managériale dans l'action humanitaire, et plus d'une vingtaine d'opérations d'urgence qu'il a dirigées dans le monde lui ont valu d'être désigné comme Team leader (chef des opérations) du HCR pour le gouvernorat de Tataouine (Tunisie). A l'occasion de la Journée mondiale du réfugié, célébrée le 20 juin, Kamel Deriche livre dans cet entretien comment il vit aux côtés de 60 000 réfugiés libyens ayant fui la guerre depuis deux mois. - Dans quel cadre êtes-vous actuellement en Tunisie ? En raison de la situation tragique en Libye ayant entraîné l'afflux de plus de 60 000 réfugiés libyens en Tunisie, ma direction m'a demandé de venir en mission d'urgence afin de superviser les opérations du HCR dans le sud de la Tunisie. Actuellement, je suis le Team leader (chef des opérations) du HCR pour le gouvernorat de Tataouine. J'ai de l'admiration pour l'hospitalité et la générosité de ce peuple tunisien frère. Seules 1539 personnes à peine sont actuellement hébergées dans des camps de toile, la quasi-majorité, soit 60 000 réfugiés, s'est vu offrir un hébergement par les familles tunisiennes, les accueillant directement sous leur toit ou mettant à leur disposition des appartements et des maisons vides. Ces gestes sont nobles mais également historiques, car ils nous ont concernés, nous Algériens, il y a quelques décennies lorsque nous étions réfugiés en Tunisie. Je voudrais dire également que sur le plan international, la Tunisie donne une leçon dans le domaine de l'asile et de l'accueil des réfugiés, en ayant conservé ses frontières ouvertes à des populations menacées directement par cette guerre. Il y a quelques semaines, plus de 2500 Libyens traversaient sur une base quotidienne la frontière sud de Dhehiba, aujourd'hui encore plus de 900 personnes/jour continuent à affluer. Je ne pourrais pas dire la même chose de certains pays de la rive nord qui ont souhaité remettre en question les accords de Schengen et de libre circulation des personnes, pour quelques centaines de migrants arrivant en Europe. - Quel est justement votre programme d'action ? Notre programme est axé sur une variété d'activités telles que la protection internationale des réfugiés, le Border Monitoring, c'est-à-dire une présence au niveau des frontières en nous assurant que les populations aient accès à l'asile et identifier sur le champ toute personne vulnérable ayant besoin d'une assistance immédiate. Une aide alimentaire est distribuée à toutes les familles réfugiées libyennes, en leur fournissant des parcelles de produits alimentaires de première nécessité tels que les pâtes, la semoule, les légumes secs, le lait, l'huile, le sucre, le thon, les condiments... Egalement, une aide en produits non alimentaires, tels que les matelas, les couvertures, le matériel de cuisine, les kits hygiéniques… Nous apportons également notre contribution dans le domaine de la santé en soutenant les hôpitaux régionaux des gouvernorats concernés et qui continuent à ce jour à assurer des consultations gratuites aux réfugiés, en équipements tel que les couveuses, les équipements de dialyse, etc. Nous incluons également dans nos programmes un soutien aux familles d'accueil tunisiennes en prenant en charge une partie de leurs factures d'eau et d'électricité. Nous soutenons également les communautés d'accueil par des projets d'appui tels que la réhabilitation de l'éclairage public, la collecte des ordures, la réhabilitation de centres communautaires où les Tunisiens et les Libyens se retrouvent. En ce qui concerne les camps, le HCR assure la coordination de toutes les activités qu'une population d'une ville pourrait attendre. Je dis souvent que nous essayons de remplir le rôle d'un maire qui doit s'assurer du bon fonctionnement de l'ensemble des services essentiels : eau, alimentation, santé et hygiène, éducation, logistique… - Que compte faire le HCR, notamment pour les réfugiés ne pouvant pas rejoindre leur pays en guerre, comme c'est le cas pour la Côte d'Ivoire, l'Erythrée et la Somalie ? La Tunisie a accueilli à ce jour près de 320 000 personnes à travers ses deux frontières de Ras Jdir et de Dhehiba. Aujourd'hui, il reste quelque 4000 personnes (non libyennes) dans les campements de Shousha se trouvant dans l'axe de Ras Jdir. Pour les camps de Shousha, le HCR poursuit ses efforts pour trouver une solution à chacun. En collaboration avec l'Organisation internationale pour la migration (OIM), nous continuons à évacuer tous les migrants qui se trouvaient en Libye et qui continuent à souhaiter rentrer chez eux. Pour certaines nationalités telles que l'Erythrée, l'Ethiopie, l'Irak, la Côte d'Ivoire, la Somalie et le Soudan, l'évacuation (retour chez eux) n'est pas possible et nous essayons en étroite collaboration avec les autorités tunisiennes de leur trouver une solution. A ce jour, leur nombre est de 3124 personnes. Le HCR continue également pour certaines de ces nationalités à trouver des solutions dans un pays tiers (réinstallation). Il faut également reconnaître que les délais d'étude par les pays acceptant les cas de réinstallation peuvent parfois s'allonger sur de nombreux mois, cela peut effectivement créer quelques tensions du fait de cette impatience à voir cette décision aboutir. Les problèmes de sécurité se posent avec certaines nationalités qui ne peuvent bénéficier de l'asile, et qui, après étude de leur dossier (à titre individuel), sont informés du rejet de leur cas, mais pour des raisons personnelles évidentes insistent pour que le HCR poursuive l'idée de leur réinstallation dans un pays tiers. - Votre agence se dit vivement préoccupée par les nombreux naufrages de bateaux d'émigrants en Méditerranée. Elle parle de plus de 1200 personnes parties de Libye mais jamais parvenues au terme de leur traversée. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Le problème des naufrages est un sujet très grave. Des vies humaines sont perdues massivement tous les jours. Que ce soit en Méditerranée ou dans le Golfe d'Aden, ces bateaux, souvent de simples barques de pécheurs, sont utilisés par des passeurs au mépris de la vie de ces jeunes personnes qui aspiraient simplement à une meilleure vie dans ce qui continue à leur sembler un eldorado. En une seule journée, plus de 220 réfugiés somaliens, érythréens et ivoiriens se sont noyés il y a quelques jours. Leur bateau a chaviré à quelques milles marins au sud de l'île italienne de Lampedusa. Il faut également savoir que des dizaines de milliers de personnes fuient encore aujourd'hui le conflit en Libye, affluant, comme indiqué ci-dessus, vers la Tunisie, mais également l'Egypte. Ceux qui le font par la mer ont souvent moins de chance. A Zarzis, il y a quelques jours, en me réveillant le matin, j'avais vu deux corps qui avaient été rejetés par la mer, juste à quelque 50 mètres de l'endroit où je résidais. La tragédie de ce qui se passe en Libye est encore plus effroyable, car un grand nombre de personnes actuellement bloquées en Libye pourraient considérer que fuir par la mer est la seule option envisageable. - Le HCR a demandé à l'Otan et à l'UE d'intervenir. Des mesures en perspective pour éviter de tels drames ? Un message à passer aux capitaines de navires qui doivent continuer à sauver des vies et prêter assistance aux personnes en détresse en mer. Le message du HCR est que toute embarcation bondée quittant la Libye en ce moment doit être considérée comme étant en situation de détresse. Le même message aux pays européens qui se doivent de respecter la mise en application de la directive de l'UE relative à la protection temporaire des personnes. Cette directive vise à harmoniser la protection temporaire pour les personnes déplacées en cas «d'afflux massif» sur la base du principe de solidarité entre les Etats membres. - L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) parle de plus de 5000 autres personnes se trouvant bloquées au port de Misrata. Des Egyptiens, des Soudanais, des Tchadiens, des Ghanéens, des Nigériens et des Nigérians, simples travailleurs en Libye, seront-ils également pris en charge par le HCR ? Le HCR et l'OIM ont conjointement participé à des opérations d'évacuation à partir de la Tunisie. Si nécessaire, et sur avis du Haut commissaire, le partenariat du HCR pourrait continuer sur d'autres zones où l'évacuation de personnes est requise, en souhaitant que nos efforts soient également soutenus par la communauté internationale, également en termes financiers. - Ne trouvez-vous pas qu'il est hypocrite de la part de l'UE de se réjouir de la révolution en Tunisie tout en exigeant d'elle de continuer à jouer le rôle de garde-frontière, comme du temps de la dictature de Ben Ali ? Il est vrai que l'approche de certains pays européens remettant en question la protection des personnes fuyant la violence généralisée et son cortège de destructions aveugles dans des pays comme l'Afghanistan, l'Irak et la Somalie et aujourd'hui la Libye «va souvent à l'encontre du bon sens». Malgré l'adoption d'une directive communautaire, certains pays européens continuaient à renvoyer des personnes dans des régions en proie à la violence généralisée (comme l'Afghanistan), ce qui est inacceptable. Ce sont souvent les pays (et les gens) aux moyens les plus humbles qui peuvent donner des leçons extraordinaires d'hospitalité et de générosité. Egalement, la communauté internationale se doit de soutenir cette merveilleuse expression de solidarité. Plus de 80% des 15,4 millions de réfugiés dans le monde sont accueillis dans des pays pauvres. Plus d'un quart des réfugiés se trouvent dans trois pays : le Pakistan, l'Iran et la Syrie. Ces chiffres ne prennent pas en compte la dernière vague de migrants déclenchée par les troubles en Côte d'Ivoire ou en Tunisie, dont la plupart ont gagné les pays voisins, alors que l'Union européenne s'efforce de les empêcher d'atteindre ses rives. - Le HCR a-t-il prévu des budgets spécifiques pour faire face à un drame humanitaire inattendu ? Le HCR fête cette année son 60e anniversaire. A travers ces longues années d'expérience, le HCR a répondu à une incroyable série d'urgences à travers le monde. Nous avons établi des mécanismes de réponse et pouvons réagir à une urgence soudaine, y compris en termes budgétaires ; cela nous permet de déployer immédiatement des équipes d'urgence (dont je fais partie !) et du matériel de premier secours et d'assistance vitale aux populations souvent mises en péril. Nous pouvons démarrer sous 48 heures une opération, mais nous avons besoin d'être soutenus très vite par des contributions et des fonds appropriés à la taille de cette crise.