Quand les pays développés connaissent des angoisses de Tiers-Monde. L'économiste français, François Chesnais, traite dans son récent ouvrage Les Dettes illégitimes : quand les banques font main basse sur les politiques publiques*, des dettes publiques des pays européens de la zone euro, et de la nécessité de leur annulation. Et pour cause ! Ces dettes ont souvent été contractées à des fins ou dans des conditions fort douteuses. Elles ont ainsi acquis les surnoms peu glorieux de «dettes odieuses» ou «dettes illégitimes» que les pays du Sud connaissent depuis les années 80 et 90. Ces dettes constituent un transfert énorme vers les marchés financiers d'une part importante des richesses produites par les nations et les peuples, au détriment de la satisfaction de leurs besoins économiques et sociaux. Pour un pays comme la France (qui n'est pourtant pas le plus endetté de la zone euro), le premier poste budgétaire de l'Etat est celui du paiement annuel des intérêts de la seule dette publique ou souveraine et le remboursement d'une fraction du capital de cette dernière. Tous les pays de la zone euro ont vu leurs dettes publiques et privées s'aggraver du fait des crises économique et financière, entraînant des fermetures d'entreprises, et donc une baisse des recettes fiscales. Pour rembourser ces dettes, les soutiers des marchés financiers, à la tête des Etats européens et de l'Union européenne, n'hésitent pas à saigner leurs peuples. Ils accentuent pour cela leurs agissements politico-maffieux entamés, depuis le début des années 80, de libéralisation et de déréglementation, aussi bien de leurs pays que du reste de la planète : privatisation des entreprises publiques, «rigueur» budgétaire, licenciements massifs, accès de plus en plus difficile à l'enseignement, à la santé… baisses des salaires et du pouvoir d'achat, affaiblissement de la protection sociale, attaques contre les retraites, etc. Les dettes élevées des pays de la zone euro trouvent leur origine dans deux séries de facteurs, les unes communes à ces pays et les autres propres à l'Irlande, l'Espagne et au Portugal. Les premiers facteurs sont dus aux réductions successives par les gouvernements de droite et les gouvernements sociaux-démocrates, de l'imposition des hauts revenus et des profits, à l'évasion fiscale vers les paradis fiscaux, et plus récemment au sauvetage des banques par les Etats à coups de centaines de milliards d'euros. Le deuxième facteur concerne le mode de croissance fondé sur l'endettement. Quant aux dettes publiques et privées de la Grèce, elles relèvent de tous ces facteurs à la fois, s'ajoutant à d'autres, plus anciens, tels que les sommes considérables d'achat d'armes, la corruption généralisée... Suite au chômage structurel et aux réductions des dépenses publiques entraînant tous deux une baisse importante et durable de leur pouvoir d'achat, une part croissante des populations de ces pays se trouve contrainte de s'endetter. On assiste également à l'endettement considérable des établissements financiers, en particulier des banques, tant en Europe qu'en Amérique du Nord, un endettement supérieur à celui des ménages. Cela s'explique par le fait que les prêts qu'ils ont accordés dépassent très largement leurs capacités. Ils ont alors recouru, et continuent de recourir massivement à l'effet de levier, qui permet certes des taux de profit fantastiques, comparativement à ceux obtenus à partir des crédits octroyés sur leurs capitaux propres. Ils courent cependant de gros risques, pouvant mener à la faillite, comme c'est arrivé à Lehman Brothers et de nombreux autres établissements financiers, avec la crise des subprimes aux USA et ses effets mondiaux. Les dettes des pays du tiers-monde au milieu des années 70 ont été contractées à des taux d'intérêt variables et en dollars. Quelques années plus tard, la multiplication brutale (par 3 ou 4) de leurs taux d'intérêt par les USA (1979), et l'augmentation importante du taux de change du dollar (1981) ont étranglé financièrement ces pays. Ont suivi les sinistres «conditionnalités» ultra-libérales du FMI, une institution à la solde des sociétés capitalistes transnationales, pour piller davantage les économies et les peuples de ces pays, en drainant les richesses de la périphérie vers le centre capitaliste, avec des conséquences dramatiques sur les économies et les peuples. La notion de «dettes odieuses» a été définie, en 1927, par Alexandre Sack, professeur de droit à Paris, d'origine russe, en tant que dette «contractée par un régime despotique, pour des objectifs étrangers aux intérêts de la Nation et des citoyens». Le Center For International Sustainable Dévelopment de l'université McGill de Montréal en donne une définition similaire. Les dettes de ce type sont «celles qui ont été contractées contre les intérêts des populations d'un Etat, sans leur consentement et en toute connaissance de cause du côté des créanciers». C'est pour cette raison que François Chesnais, à l'instar des autres économistes marxistes et des forces de gauche en Europe, n'appelle pas à l'annulation de toute dette par principe, mais uniquement celles qui ont été conclues au détriment des peuples ou dans des conditions peu scrupuleuses. D'ailleurs, au cœur même de la haute finance, des voix discordantes, mais encore minoritaires, proposent la «restructuration» des dettes souveraines de l'Irlande, de la Grèce et du Portugal. *Publié aux Editions Raisons d'agir, Paris, 2011.