Raffael Scheck est professeur d'histoire moderne de l'Europe à Colby College (Maine, USA). Il s'intéresse actuellement au sort des prisonniers de guerre originaires des colonies dans les camps allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a publié Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940 (Tallandier, Paris, 2007). Il nous explique l'intérêt de sa découverte. - Est-ce que ce texte authentifié de l'ancien président sénégalais change quelque chose sur ce qu'on sait sur cette période d'internement des coloniaux dans les camps allemands ? Ce texte est un des rares témoignages écrits d'un prisonnier de guerre noir. Il illustre bien les conflits parmi les prisonniers, la situation dans les camps et les rapports entre les prisonniers et leurs gardiens. Il contribue beaucoup à la biographie de Senghor, mais il est aussi très illuminant à propos des sentiments des prisonniers. J'ai beaucoup d'informations parvenant d'autres sources, comme les rapports d'inspections, mais les témoignages individuels peuvent corroborer, compléter ou questionner les autres sources. - Est-ce une surprise que cette charge que Senghor dirige contre les Arabes musulmans des camps fustigeant leur attitude ? Cette critique de Senghor est-elle corroborée par d'autres documents sur cette période ? Ce n'est pas tout à fait une surprise. Il y avait des conflits dans les camps parmi les différents groupes de prisonniers, surtout entre les Nord-Africains et les prisonniers coloniaux. Ces derniers avaient souvent l'impression que les Nord-Africains étaient privilégiés au vu de leurs organisations d'assistance très actives et au vu aussi de la propagande allemande qui favorisait les Nord-Africains. En outre, les autorités vichyssoises s'intéressaient d'abord aux Nord-Africains à cause de la valeur stratégique de l'Afrique du Nord et parce qu'elles craignaient une renaissance du nationalisme. D'autres documents (témoignages de prisonniers, informations du gouvernement vichyssois, services secrets allemands) confirment qu'une minorité parmi les Nord-Africains devenait hostile à la France et parfois collaborationniste. Il y avait des espions dans les camps et parmi les prisonniers libérés. - Comment situez-vous ces comportements arabes et faut-il les placer dans le contexte historique de la colonisation qui, depuis 1930, faisait l'objet d'une remise en cause politique de mieux en mieux organisée, interrompue par la guerre et qui va reprendre dès 1945 en Algérie ? Ou sont-ce seulement des comportements individuels de sauve-qui-peut ? Senghor lui-même admet qu'il y avait une grande portion de pragmatisme dans l'attitude des Nord-Africains. Beaucoup voulaient être libérés avant tout, et il faut aussi comprendre ses remarques dans le contexte de 1941-42, où il semblait possible que l'Allemagne allait gagner la guerre. Senghor se sentait comme patriote français, ce qui ne surprend pas en vue de l'histoire de sa capture. Un officier français blanc lui avait sauvé la vie (il a presque été exécuté par les Allemands avec d'autres prisonniers noirs). Il faut aussi comprendre le comportement de cette minorité d'Arabes et Kabyles dans le contexte d'une grande confusion à propos de la France. La défaite avait naturellement secoué le prestige de la France, et la collaboration d'Etat ne faisait rien pour le restaurer. Il me semble très clair que les Nord-Africains aliénés de la France sont plutôt devenus nationalistes que pro-Allemands. Il est important que Senghor observe la collaboration surtout parmi les Algériens et Tunisiens, mais il faut se rappeler que les Marocains – plus résistants à la propagande allemande – étaient tous des volontaires, tandis que parmi les autres soldats maghrébins il y avait beaucoup de soldats appelés. - Pouvez-vous nous dire en quelques mots sur quoi vous travaillez et quelle sera votre prochaine publication? Je travaille sur une histoire de tous les prisonniers «coloniaux» (inclus les Nord-Africains) sur la base de documents français, allemands et américains (les Etats-Unis étaient la puissance protectrice des prisonniers français). Il faut dire que les prisonniers d'outre-mer ont été négligés dans les ouvrages sur la captivité des soldats français. Je vais aussi publier dans quelques mois un article sur la captivité de Senghor, utilisant le document inédit que j'ai trouvé et d'autres sources.