sociologue et historien, Abdelmadjid Merdaci enseigne à l'université de Constantine. Auteur de plusieurs ouvrages, il vient de publier Constantine, La Citadelle des vertiges, dans lequel il révèle et explique la ville à travers ses aspects fondateurs. Arpenteur de Constantine et de son histoire, est-ce que le travail induit par cet ouvrage vous a surpris par de nouvelles découvertes sur la cité et le regard que l'on porte sur elle ? Est-ce bien, en filigrane, le regard que l'on porte aujourd'hui sur Constantine, qui constitue l'enjeu et le fil rouge de cet abandon jubilatoire à ses vertiges retrouvés ou à la limite réinventés. Un rapide rappel de la genèse de l'ouvrage peut être éclairant. Cela se passait à Tanger, en 2002, dans le cadre du Salon international du livre de la ville et le hasard de la programmation avait fait croiser trois Constantinois, Noureddine Saâdi, Benjamin Stora et moi-même. Bien sûr, les références à Constantine y furent récurrentes et je ne sais encore trop ce que j'avais pu en dire ni quelles manières firent que l'éditeur parisien Michel Carassou en avait retiré la certitude que l'on devait faire ensemble un ouvrage sur Constantine. Ainsi donc, peut-être même à corps défendant, on pouvait rendre Constantine éligible à la curiosité, voire à beaucoup plus pour peu que le désir de tracer les chemins de l'affinité soit titillé. Je m'y suis attaché avec l'humilité que l'on peut imaginer et un goût de l'aventure pleinement assumé. Ce qui me surprend finalement à peine est qu'il importe de regarder Constantine, pas forcément de la même manière tant il existe d'infinies déclinaisons du regard, entre la tendresse et la révolte qui, de toutes les manières, n'ont jamais cessé d'habiter la ville. Vous parlez d'une ville « déconstruite » moins que « détruite ». Constantine est-elle menacée de disparition malgré le classement en juin 2005 de la médina dans les sites du patrimoine national protégé ? On le sait, les pouvoirs publics s'étaient résolus à l'arrêt, il y a un an de cela, des destructions du vieux bâti de Souiqa et on a pu y voir aussi, et sans doute à raison, un impact assez inédit de ce qu'il est convenu de nommer « la société civile ». Il en est de Constantine comme de toutes les vieilles cités dont les centres ont constamment constitué un enjeu féroce pour les promoteurs et pour la spéculation foncière. Il n'est pas dit que les frêles protections d'un classement y suffiront toujours. Constantine aujourd'hui, à la manière de Rome, n'est plus dans Constantine et si elle prend des rides ici, elle se régénère là. C'est à tout cela qu'il faut être attentif, et les inquiétudes légitimes que nourrit le sort de la médina ne doivent pas masquer la nouvelle donne urbaine d'une Constantine multiple qui, des profondeurs d'El Khroub à Aïn Smara en passant par les nouvelles extensions de Massinissa et de la nouvelle ville, fait renaître de ses cendres l'inépuisable capitale de la Numidie. « Les pathétiques pulsions de la nouvelle ville » auront-elles, selon vous, raison de l'authenticité de la cité ? Si par authenticité on entend la profondeur et la légitimité de l'enracinement de la médina, cela n'est absolument pas discutable sans qu'on ne soit, sans examen, amené à conclure à la contrefaçon ou au viol des acquis architecturaux ou socio-culturels du passé. Il est dans l'ordre des choses que Constantine change et qu'elle change aussi non comme un ancien bourg transmuté par l'explosion urbaine, mais comme une métropole appelée, en dépit de mille blessures, à récupérer son rang et son influence. Constantine changeait aussi au début du siècle dernier, sous l'autorité du maire Emile Morineau, qui construisait des ponts aujourd'hui inséparables de son identité. Comment s'est effectué le choix des portraits des personnalités constantinoises en fin de chapitre ? Certaines me paraissaient s'imposer d'elles-mêmes comme Abdelhamid Benbadis ou Emile Morineau, Abdelkader Toumi ou Raymond Leyris. des personnalités comme Atlan ou Khaznadar méritaient d'être rappelés à la mémoire alors qu'il m'était difficile de ne pas dire toute mon estime et mon affection pour Si Messaoud Boudjeriou et aux sœurs Mériem et Fadila Saâdane, acteurs flamboyants de l'engagement des Constantinois en faveur de l'indépendance. Quel a été l'accueil du livre à Constantine ? Comment expliquez-vous l'engouement éditorial pour les beaux livres récemment constaté ? Le livre n'est pas encore à Constantine et mon souhait est que les Constantinois le lisent, s'y retrouvent et qu'ils en sortent plus indulgents et en même temps plus exigeants envers eux-mêmes et leur ville. L'ouvrage est en effet un beau livre et c'est fait pour être offert. J'aime à penser que l'engouement pour ce type d'ouvrage encourage la lecture d'une part, et, d'autre part, lui donne l'inestimable valeur du geste d'offrir et de partager. Vous avez écrit : « On ne naît pas Constantinois, on le devient ». L'êtes-vous devenu et quel chemin avez parcouru pour ? C'est Simone de Beauvoir qui avait écrit, contre la puissance des évidences, qu'« on ne naît pas femme, on le devient ». Je n'ai pas eu le sentiment de sacrifier uniquement à la fulgurance de la formule en la reprenant à mon compte tant elle me paraît signaler avec clarté toute l'importance des processus de socialisation et d'acculturation dans la construction, sous le régime d'une durable lame de fond de violences de tous ordres, des identités des acteurs sociaux. En 1976, une enquête de l'AARDES sur les migrations nationales relevait que seuls 12% des populations enquêtées à Constantine avaient une présence sur le site de trois générations. Ce sont leurs enfants et petits-enfants qui aujourd'hui portent au moins une part des héritages et des capitaux culturels citadins. Je veux, à ce propos, avoir une pensée émue à la mémoire du regretté Lotfi Amirèche, violoniste émérite, trop tôt disparu, qui pour n'avoir pas une ascendance strictement citadine n'en a pas moins été l'un des plus brillants interprètes de la tradition constantinoise. Pour ma part, et sans que cela ait été un choix délibéré, je me suis rendu compte que j'avais placé l'écriture du texte de fait à l'ombre de la mémoire familiale et je sais que les belles photos de Kouider Métair, en particulier de la Mahakma et de Sidi Djellis, y on rajouté. Je crois avoir toujours été Constantinois et précisément en raison d'une trop forte présence de Constantine dans une enfance marquée par les pérégrinations d'un père magistrat musulman qui l'avaient mené à Mila et El Arrouch sans rien distendre des liens avec la rue Rabier. En fait, nous n'avions jamais été si loin de Sidi Djellis. Avais-je sans doute vécu Constantine comme un manque lancinant que je m'attache, aujourd'hui encore, à résorber.