En dévalant les venelles de la vieille médina, le quidam a peine à débusquer quelque métier d'artisan. Ce corps de métier d'art qui, jadis, était composé d'une myriade d'artisans faisant dans la belle ouvrage, agonise. Visiter Alger et ne pas faire une virée dans l'ancienne médina, c'est comme visiter Venise et ne pas emprunter ses gondoles. La Casbah reste ce vocable qui n'est pas sans nous rappeler les maîtres artisans qui exerçaient leur activité avec doigté. En arpentant le dédale de l'ancienne médina, la vacuité des lieux est criante. La corporation d'artisans est composée d'un nombre qui se compte sur les doigts d'une seule main. A peine deux ou trois dinandiers font de la résistance au milieu des espaces vides, sinon jonchés de monticules de gravats et d'immondices. Dans la Basse Casbah, nous repérons, enfin, un vieil atelier d'ébénisterie d'art. On n'a pas pu résister à une halte, histoire de voir et de s'imprégner un tantinet de l'ambiance dans laquelle évolue un octogénaire dont la charge des ans n'a pas eu raison de son métier auquel il demeure rivé depuis 1938. Nous manifestons discrètement notre intrusion dans l'atelier de ammi Abdelkader, tapi dans son local, sis à la rue Benachère (Ben'achir pour les nostalgiques) – en face du premier cercle du Mouloudia, parallèle à la rue dite «souiqia». Un lieu qui respire une atmosphère monacale, et où la fibre artistique se révèle, à travers une boqâla «jasminée», des enluminures et une «kuitra» suspendue dans un coin de mur, sur lequel une pendule centenaire égrène la mesure du temps. Notre curiosité est aiguisée par la variété des essences de bois noble qui titillent les narines : bois des Landes, iroko, sapili, cyprès, frêne, acajou, eucalyptus, et bien d'autres pièces de bille comme le thuya ou le genévrier. Certains objets d'art sont réalisés parfois avec des dispositifs mécaniques d'appoint qu'il usine grâce à son savoir-faire. «Un doigté qui se voit, malheureusement, monnayé par le produit industriel envahissant», confie-t-il sur un ton de dépit. VERDEUR CONTRE LA GéRONTOLOGIE Blanchi sous le harnais de l'ébénisterie d'art, ammi Abdelkader continue benoîtement à se frotter aux essences des derniers copeaux qu'il débite, dégauchit, ajuste, cire, teinte, avant de passer la pièce au vernis au tampon. De la belle ouvrage prête davantage pour une exposition muséale qu'à la vente, tant l'habileté et la finesse qui impriment l'œuvre forcent le respect, dira une touriste allemande de passage. «J'esquisse des gabarits pour mettre en relief la valeur artistique», fait remarquer à notre endroit le vieil artisan qui bouscule sa mémoire, se remémorant par intervalles le temps où les artistes (musiciens, hommes de théâtre, plasticiens…) emplissaient son atelier. «C'était dans l'air du temps», lance-t-il. Sa main experte s'affaire à parfaire avec soin un encadrement qu'il sculpte, ou un dessus de table que rehaussent une ronce et une moulure galbée, auxquelles il agence un piédestal aux cannelures admirablement ouvragées. A notre interrogation de savoir les raisons qui ont fait que ces métiers d'art périclitent, notre interlocuteur nous répond de manière péremptoire et non sans un pincement au cœur : «Le prêt-à-porter inonde le marché et la nouvelle génération cherche à faire florès dans ce qui rapporte vite et gros.» Et de poursuivre en martelant : «Ils n'en ont cure du travail d'artisanat qui représente le patrimoine immatériel et l'identité d'un pays.» En effet, bien que l'artisanat demeure une manne sûre pour le tourisme et partant pour le pays, il n'en demeure pas moins, rappelle-t-il à notre adresse, que «la chose n'est plus appréciée à sa juste valeur.» Après avoir balayé du regard l'atelier qui donne l'impression que le temps s'arrête, nous quittons l'univers, l'endroit et non l'envers, de notre artisan qui, à 88 ans, n'est pas résolu à mettre le valet sur le maillet avant de quitter ce bas monde. Un artisan «reclus» tel un ermite qui reste cloué et à sa passion et à sa foi dans la chose faite avec minutie en attendant le chant du cygne... Un octogénaire qui ne nous fait pas moins rappeler aussi «ces oiseaux qui se cachent pour mourir».