Dévalant les venelles de l'antique Casbah, le quidam a peine à débusquer quelques métiers d'artisan. Cette corporation composée d'une myriade d'artisans disposée en enfilade et faisant dans la belle ouvrage, s'est éteinte. L'artisanat à La Casbah a cédé son espace, sommes-nous tenus de dire, à une kyrielle de cagibis qui fleurissent çà et là pour développer un négoce plus rémunérateur. Combien sont-ils ces artisans et qu'en reste-t-il dans cette vieille médina de Sidi Abderrahmane, sinon quelques-uns qui se comptent sur les doigts d'une seule main. Nous repérons, enfin, un vieil atelier en ébénisterie d'art. On ne peut résister à une halte, histoire de voir et de s'imprégner un tantinet de l'atmosphère dans laquelle évolue un vieil artisan, dont la charge des ans n'a pu avoir raison de son art qu'il exerce depuis 1940. Nous manifestons discrètement notre intrusion dans son atelier où la fibre artistique se révèle à travers une kouitra suspendue dans un coin où une pendule centenaire égrène la mesure du temps. Il met le valet sur le maillet, signe d'une pause pour évoquer les métiers qui foisonnaient dans La Casbah. Des tables d'encoignure, des guéridons et tables de salon style Louis XV et Louis XVI meublent son espace, sis rue Benachère (Ben'Achir pour les nostalgiques) en face du premier cercle du Mouloudia, parallèle à la rue dite Souiqia. Un endroit qui, au fil des années, se voit envahi par les articles en toc. Ammi Abdelkader, cet octogénaire, dont soixante-six ans de présence dans cet atelier, aiguise notre curiosité en nous arborant différentes essences de bois, datant de plus d'un demi-siècle, dont les senteurs titillent les narines : sapili, cyprès, thuya, acajou, erroco, pin des Landes et autre eucalyptus qu'il « dompte » à sa guise pour en faire des objets d'art. A pas feutrés, le maître artisan continue à se frotter aux essences des derniers copeaux qu'il exhume de la soupente. Il découpe, dégauchit, façonne, ajuste, colle, ponce, sculpte, cire, teinte avant de passer la pièce au vernis au tampon. Des pièces d'art prêtes davantage pour une exposition muséale qu'à la vente, sommes-nous tenus de dire, tant l'œuvre force le respect. « L'artisan, souligne-t-il, est appelé par son statut professionnel à ne pas verser dans la bataille de la production. Par conséquent, l'essence même de son activité doit polariser autour du principe : tabler sur le peu de production et la mise en valeur du produit. » Et notre interlocuteur de poursuivre : « Mon credo doit relever seulement et uniquement de la faculté de mettre en relief l'expression artistique. » Des pièces qu'il estampe d'un savoir-faire. En effet, notre vieil artisan qui ploie sous la charge des ans n'abdique pas. Il s'adonne avec doigté à son art. En témoignent le guéridon à la teinte merisier ou la table de coin à plateaux de différents paliers, moulurés et aux colonnes graciles et cannelées. Sur l'établi, sa main experte s'affaire à fignoler son œuvre qu'enjolive l'esquisse d'une ronce. Avec raffinement, il s'apprête à lui agencer un pied admirablement ouvragé avant de rehausser son encadrement d'une sculpture en entrelacs floraux. Les gabarits qu'il applique et les nombreux compas qu'il fait intervenir pour la réalisation des différentes formes de galbe nous édifient sur le temps qu'il met pour donner naissance à une pièce d'œuvre qu'il dit ne pas vouloir vendre n'était la pitance qu'il faut assurer... Tout en conversant avec notre artisan, notre regard continue à balayer son espace bien entretenu, révélant le sens de son caractère aussi méticuleux que pointilleux. A notre interrogation de connaître les raisons qui ont fait que ces métiers d'art dépérissent, notre interlocuteur nous répond de manière péremptoire, non sans un pincement au cœur : « Dois-je vous dire que les gens ne préfèrent plus investir que dans le créneau qui assure le gain immédiat et n'ont cure de l'artisanat et des métiers d'art qui, au-delà de son caractère patrimonial, demeure un attrait, voire une manne sûre pour le tourisme et, partant, pour le pays. » Par ailleurs, rappelle-t-il à notre adresse, « la chose n'est plus appréciée à sa juste valeur, les objets de pacotille ont plus que jamais pignon sur rue ». Nous quittons l'univers de notre artisan, le dernier semble-t-il, dans cette Casbah qui va à vau-l'eau. Un artisan « reclus » tel un ermite qui ne nous fait pas moins rappeler « ces oiseaux qui se cachent pour mourir ».