Natif du village d'El Oueldja, près d'Erraguène, petite commune enserrée au cœur des Babors, dans la wilaya de Jijel, connue notamment pour son fameux barrage d'Erraguène, Slimane Zeghidour ne manque jamais d'aller en pèlerinage en terre de ses ancêtres chaque fois qu'il vient en Algérie. Un moment aussi exaltant que douloureux au vu de l'état de dégradation de la vie villageoise dans la région. Le témoignage de notre confrère en dit long sur la mort programmée de nos montagnes jadis glorieuses, aujourd'hui livrées à leur souveraine solitude. «C'est la mort sociale de cette région. Et d'abord celui du nom du chef-lieu de mon terroir. Erraguène s'appelle Merj Izzerraguène, le ‘‘Pré aux cours d'eau sinueux'' en arabo-berbère. L'administration française l'a simplifié en «Erraguène» et l'arabisation, loin de lui restituer son intégrité, l'a encore aliéné en arabisant le sobriquet français en ‘‘Iraqen'' ! Mon village, El Oueldja, est complètement mort, il n'y a plus personne qui y vit. Il y a une soixantaine de villages entre Babor et Jijel qui sont définitivement abandonnés par leurs habitants depuis l'époque de l'AIS. Je viens de faire le tour de tous ces villages : Beni Zounday, H'dabla, Kouarta, Souassa, M'chachda, Q'maha, Oualil, Lahbal, Aghedou, Aghalen, Afernou, Beni Ighzer, Béni Ouarzeddine, Selma, Texenna. A part les hameaux proches de Texenna, tout le reste est complètement déserté. Des villages entiers sont à l'état d'abandon, avec leurs arbres gorgés de fruits que personne ne vient cueillir. Nulle part ailleurs je ne ressens un tel sentiment d'abandon, de rage impuissante, d'inutilité de la protestation ou même du simple signalement du désastre. Je l'ai fait sur tous les tons, y compris par un long reportage sur place pour le magazine Géo, en vain. On assure qu'il y a des fonds pour ramener les gens chez eux, mais en vérité, il n'y a rien qui se passe. En plus, les villageois n'ont toujours pas de papiers. Moi-même je n'ai aucun papier qui atteste que la maison où je suis né nous appartient. On demande à voir le chef de daïra de Ziama-Mansouriah. Cela fait dix-ans que j'essaie de le voir, peine perdue ! Notre maison familiale à El Oueldja est à moitié détruite. Je n'y ai pas mis les pieds depuis 18 ans. Je vais à Erraguène mais pas au village parce qu'il n'y a pas de retour à la normale. Il n'y a pas âme qui vive là-bas. Erraguène comptait 15 000 habitants en 1962, elle en fait 750 en incluant les débris de hameaux environnants. Le chef-lieu de la commune compte à peine 250 habitants. Le barrage jauge 230 000 de m3 d'eau, soit un million par tête d'habitant. Et pourtant, le précieux liquide ne coule des robinets que deux heures par jour ! A l'heure où nous parlons, il n'y a pas de pharmacie là-bas. Il y a un médecin qui vient trois fois par semaine de Jijel ou de Ziama. Il n'y a pas de maternité, pas de dentiste. C'est un état d'abandon hallucinant. J'ai fait la route Babor-Erraguène qui est pourtant un axe assez important. Il y a tout de même ce fameux barrage qui est un ouvrage stratégique. La route est totalement délabrée. Sur les 20 km qui séparent la ville de Babor d'Erraguène, on nage en pleine piste. C'est ahurissant de ne pas se donner la peine de bitumer une route comme celle-là. Je ne comprends pas…». De son regard pénétrant, Slimane Zeghidour relève le décalage entre, d'un côté, la glorification du djebel dans le discours officiel et la mythologie de la guerre d'indépendance comme en témoigne le fameux chant des combattants de l'ALN, Min djibalina talaâ sawtou el ahrar younadina lil Istiqlal (De nos montagnes s'est élevée la voix des hommes libres pour répondre à l'appel de l'indépendance), et la déchéance de la condition montagnarde de l'autre, et dont le déclin de la vie paysanne dans les Babors est la parfaite illustration : «Il y a une telle contradiction dans le discours officiel algérien. Quand on entend Min djibalina, on se dit que le djebel est considéré comme la matrice anthropologique du pays. Mais quand on voit l'ampleur des incendies de forêts, quand on voit la disparition d'arbres sublimes comme le Aza'rour, l'Azérolier, un arbre qui prospérait à Erraguène, on réalise le fossé sidérant qui sépare le discours de la réalité. L'Azérolier est en train de disparaître. La vie villageoise disparaît. Les usages villageois disparaissent, les dialectes, les charades, les devinettes… C'est un pays entier qui est en train de foutre le camp dans l'indifférence générale. Je ne sais pas si l'on peut appeler cela de l'indifférence, de l'inculture, de la désinvolture, du suicide inconscient. En parallèle, nous avons… je ne dirais pas de l'urbanisation, je dirais plutôt que c'est un camping de camps de réfugiés. Les Algériens bivouaquent dans leur propre patrie. Ils peuplent leur pays, mais ils ne l'habitent pas. Le littoral algérien est devenu un immense quai d'embarquement. Tout le monde attend de partir. Celui qui est dans le village veut aller dans la ville, celui qui est dans la ville veut aller dans la capitale, et celui qui est dans la capitale veut partir à l'étranger. L'Algérie est un énorme bivouac et tout le littoral est un quai d'embarquement.»