Hasseyniya, Safed, Mijdal, Samakh… Ce sont là quelques noms de villages «algériens» implantés en Galilée, au XIXe siècle autour du lac de Tibériade, ou encore en contrebas du plateau du Golan. Leurs bâtisseurs originaux furent au nombre des populations dépossédées par les tanks sionistes et leurs chaumières ont été remplacées par des kibboutz. Il ne reste de leur passage que quelques ataviques figuiers de «Berbérie», seuls remparts de résistance aux bulldozers des colons israéliens. C'est pour raconter un peu l'histoire de ces «Algériens de la Terre Sainte» (c'est le titre de la conférence) que le Centre culturel français d'Alger a eu la lumineuse idée d'inviter, ce dimanche, un fin connaisseur de la question et un parfait érudit : Slimane Zeghidour. Ainsi, dans la continuité de la conférence sur les Algériens de Nouvelle-Calédonie donnée dernièrement par Hamid Mokaddem, le public du CCF était convié à méditer cette fois le sort de nos «cousins» du Proche-Orient qui essaimèrent le Machrek et dont beaucoup s'étaient exilés dans le sillage de l'Emir Abdelkader, qui s'établit à Damas à partir de 1854. Natif des Babors, en Petite Kabylie, Slimane Zeghidour est grand reporter, rédacteur en chef à TV5, ancien journaliste au Le Monde et à El Païs ; il collabora aussi au magazine Géo. Il enseigne également à sciences-po. (Menton et Poitiers) où il anime un séminaire sur la géopolitique des religions. Comme il a tenu à le préciser d'emblée, Slimane Zeghidour n'est pas historien : «Je n'ai pas étudié ce sujet d'une façon académique. En vérité, c'est par mon métier de reporter que je suis tombé dedans.» «J'étais en reportage à Jérusalem. C'était en 1992, juste avant les accords d'Oslo. J'étais dans ma chambre d'hôtel et il y avait à la télévision un reportage que je suivais d'une oreille distraite. A un moment donné, je comprends que le reportage en question était consacré à Abderezzak Abdelkader, l'arrière-petit-fils de l'Emir Abdelkader. C'est de là que tout est parti. Je me suis mis aussitôt à sa recherche.» Un sentiment d'algérianité très fort A partir de ce personnage-clé, Slimane Zeghidour va s'intéresser de près à cette communauté des Algériens du Moyen-Orient partis sur les pas d'Abdelkader. «Quand, en 1854, l'Emir Abdelkader émigre en Syrie, une vague d'environ 8500 hommes le suit. Ces Algériens vont s'installer le long de l'axe qui va de Damas à Haïfa. Ils vont s'établir sur le plateau du Golan et autour du lac de Tibériade, en Galilée. C'est le couloir le plus fertile du Moyen-Orient» indique le conférencier. Outre les fidèles à la personne de l'Emir ainsi que les gens de sa smala, ces migrations à destination de l'Orient seront motivées, souligne l'orateur, par la volonté de se soustraire à l'envahisseur français considéré comme une puissance chrétienne et de se mettre sous la protection d'une puissance musulmane, en l'occurrence l'empire ottoman «dont la Régence d'Alger était une province». C'est alors que ces migrants algériens vont essaimer à travers tout le Moyen-orient : Syrie, Liban, Palestine, Mésopotamie. Ce que note le conférencier, c'est que «cette communauté a gardé un sentiment d'algérianité très fort. Pour eux, l'Algérie était la première patrie et la Syrie la seconde patrie.» Il révèle que les Algériens de Syrie «avaient le droit d'être armés à l'ombre du pouvoir ottoman». Slimane Zeghidour rappelle cet épisode si cher aux biographes de l'Emir où Abdelkader intervient activement lors de la guerre confessionnelle du Mont-Liban qui oppose druzes et maronites en 1860 et s'étend à la vieille ville de Damas. «Cela allait provoquer un véritable pogrom chrétien, n'était l'intervention de l'Emir et de ces Algériens armés qui préservèrent la vie des chrétiens. Le consul de France fut même escorté par leurs soins jusqu'à Beyrouth.» Ironie de l'histoire : quand, en 1918, est proclamée la fin de l'empire ottoman, c'est Saïd El Jazaïri, petit-fils de l'Emir Abdelkader, qui lit la déclaration d'extinction de la Sublime Porte et son règne. Pendant ce temps, l'émir Khaled, autre petit-fils de l'Emir Abdelkader, retourne en Algérie pour lancer un projet nationaliste avant l'heure. Il est expulsé et retourne en Syrie, où il meurt en 1936. Sur ces entrefaites, les colonies juives connaissent une expansion vertigineuse. «Alors que les Algériens ont les meilleures terres du Golan et de Galilée, les premières colonies juives s'installent. Ce sont les pionniers du projet sioniste pour qui ‘l'Etat est en route'. Ils choisissent les terres les plus fertiles. Ils jettent ainsi leur dévolu sur les bras du Jourdain, le lac de Tibériade et ses riches plaines», appuie l'éditorialiste de TV5. «Ainsi, face à cette société patriarcale, traditionnelle, basée sur le clan, où la terre n'est qu'un moyen de subsistance, se dresse une société de pionniers avec leurs colonies agricoles et leurs milices. Une société moderne pour qui la terre a une valeur capitalistique et qui sera le théâtre matériel d'une société politique en voie de construction.» Dans la foulée, les notabilités arabes s'empressent de vendre leurs terres à ces «proto-sionistes» «pour pouvoir entretenir leur prestige à Damas». Des biens wakf algériens à Jérusalem Selon les archives du Quai d'Orsay consultées par le conférencier, il est recensé à la fin du XIXe siècle, 2000 Algériens au consulat de France à Damas, et quelque 13 000 en Galilée et Haïfa. Parmi les patronymes des Algériens du Machrek les plus usités : Moghrabi, Jazaïri, Abassi, Khelfaoui, Béjaoui. Dans son exposé, l'orateur ne manque pas d'évoquer le fameux «Hay el magharba» de Jérusalem, attenant au Mur des lamentations, et de la Mosquée El Aqsa, et qui sera rasé en 1967. Le noyau dur de ce quartier, apprend-on, est constitué des biens waqf algériens qui remontent à l'époque de Salaheddine El Ayoubi qui les avait concédés en 1187 au grand mystique Abou Median El Ghout (ou Sidi Boumediène qui est enterré à Tlemcen). «Après 1962, on ne sait ce qu'il est advenu de ces biens wakf du point de vue juridique», dit Slimane Zeghidour. Pour lui, cela participe d'une autre facette du conflit israélo-arabe : l'enjeu du foncier en Terre sainte. «La vraie guerre, ce n'est pas celle des chars, c'est la guerre du foncier. Comment la terre change de main. C'est une guerre invisible», argue-t-il. Et les instruments de cette guerre, insiste-t-il, ce ne sont pas les armées, mais le cadastre et les documents juridiques. Anglais, Français, Américains, Russes, Tchétchènes, Autrichiens, Arméniens, Grecs, Ethiopiens, chacun fait valoir sa mainmise sur telle église, auspice, école archéologique ou arpent de terrain vague en vertu de traités anciens, fait remarquer M. Zeghidour. L'Algérie peut-elle entamer une quelconque action au nom de ses ressortissants putatifs ? «Ce wakf maghrébin est un grand point d'interrogation», concède le conférencier. «Il ne m'appartient pas de dire ce que doit faire le gouvernement algérien. Il y a une seule démarche à entreprendre, c'est d'éplucher les documents du cadastre ainsi que les traités.» Quid des descendants de ces Algériens exilés ? «Ils ont un attachement purement affectif à l'Algérie. Beaucoup parmi eux parlent encore le kabyle. Ils suivent l'actualité algérienne», indique M. Zeghidour. Comment l'Algérie pourrait-elle mettre à profit la richesse de sa diaspora historique ? Grande question qui devrait interpeller notre appareil diplomatique. C'est ainsi que M. Zeghidour nous apprend que Mohamed Khelifaoui, l'ancien Premier ministre syrien de Hafez Al Assad, descend d'une famille algérienne. D'ailleurs, un intervenant dans la salle ne manqua pas de s'exclamer : «Il est de ma famille ! Nous sommes de Ath Khelifa, un village maraboutique de la région de Aïn El Hammam.» Pour le conférencier, «la morale de l'histoire, c'est l'ampleur de la dépossession qui a frappé les Algériens». «Ces gens ont perdu leur terre en Algérie à la suite de la colonisation française. Ils sont venus s'établir en Orient. Ils ont trouvé une patrie de substitution. Et voilà qu'ils perdent encore leurs terres. C'est surtout le cas des réfugiés palestiniens d'origine algérienne.»