Là où le grand philosophe andalou, Ibn Rochd, (1126-1198), faisait montre d'un doigté inégalé pour mettre en relief le primat de la raison sur la religion, Djamel Al Din Al Afghani, (1838-1897) s'extasiait carrément devant l'acte révolutionnaire proprement dit, quitte à battre en brèche le dogme religieux lui-même. Sortir le monde musulman de sa torpeur, ce fut là son objectif principal pour lequel il s'est sacrifié. C'est pourquoi, pour lui tous les coups étaient permis, car le champ de bataille pouvait avoir différentes configurations à la fois, de même qu'il pouvait se situer en Asie comme en Europe, dans une mosquée aussi bien que sur les colonnes d'un journal. Ce batailleur fut seul et pourchassé, d'un continent à l'autre, par les Anglais ainsi que par les tenants d'un semblant de pouvoir politique dans le monde musulman dans la deuxième partie du XIXe siècle. Son regard n'en demeura pas moins fixé à son idéal, avec une touche de romantisme dans la pensée et dans le geste. En dépit de ses déplacements incessants, il eut quand même le temps de croiser le fer à Paris, en 1883, avec le grand orientaliste français, Ernest Renan, (1823-1892), sur les colonnes du Journal des débats. Ces deux grands esprits, bien qu'aux antipodes l'un de l'autre, tentaient chacun en son secteur de faire triompher la raison et de rectifier ainsi le tir de l'histoire. Le laïque Renan, pour avoir dit dans une de ses conférences « Jésus, cet homme incomparable », se vit attaqué de partout, et dut s'attirer les foudres de cette « vieille France » qui sirote sa tisane et met son bonnet avant d'aller se coucher. Al Afghani, quant à lui, considéré comme hérétique, ne put échapper aux critiques acerbes de certains dogmatiques qui courraient ainsi le risque de voir leur magistère mis à mal face à une nouvelle approche du mouvement de l'histoire. La tempête reste tempête, et cependant les deux hommes se vouaient une admiration réciproque. Pourtant, Renan qui, selon sa propre _expression, « rejetait toute notion de mystère et n'acceptait que les faits scientifiquement explicables et prouvés », s'en était pris à la civilisation musulmane dans une conférence donnée à la Sorbonne sur « L'islamisme et la science ». Pour lui, les tenants de cette civilisation, les Arabes, en particulier, ne jouissaient d'aucun génie créateur. Il faisait ainsi tomber le couperet en un siècle qui avait bousculé toutes les idées reçues, et où le positivisme était devenu une espèce de nouvelle religion ! Au regard d'Al Afghani, puisqu'il publia sa réponse, dans le même journal, au mois de mai 1883, le jugement porté par Renan était pour le moins inacceptable, d'autant que ce dernier eut à souffrir de l'incompréhension de ses propres collègues, des ecclésiastiques, et même des libres penseurs de son temps. En fait, le comportement de Renan, sur ce point précis, s'inscrivait en faux au panthéon scientifique, car les faits historiques et scientifiques à la fois infirment un jugement qui fut sans appel. La réponse d'Al Afghani a surtout porté sur le rappel de l'apport de la civilisation musulmane à l'esprit humain d'une manière générale. Cependant, Al Afghani dans sa réponse s'aligna sur la thèse de Renan selon laquelle la religion chrétienne comme musulmane est à l'origine du retard de ses adeptes. Pour l'Orientaliste français, toutes les religions se caractérisent par le même dogmatisme. Si pour l'homme européen la chose était discutable, voire acceptable, le musulman, ployé sous le poids du colonialisme français et anglais, voyait cette innovation d'un mauvais œil. En effet, pourquoi incriminer la religion en tant que message du Créateur et non pas l'homme, lui-même, en tant que mauvais réceptacle ? Pour certains cénacles du Caire, de Damas, d'Istanbul et d'autres capitales musulmanes, l'adhésion d'Al Afghani à la thèse de Renan n'était pas sans dénaturer son combat libérateur. Il violentait et la religion et l'histoire, répétait-on dans ces mêmes cénacles. Si Renan, lui, reconnaissait par ailleurs le caractère judicieux de sa réponse, il n'en demeurait pas moins sur ses positions. Pour ce révolutionnaire avant la lettre, le monde était en perpétuelle métamorphose, pour Ernest Renan, il l'était aussi. Les deux, mine de rien, empruntaient des chemins de traverse en se faisant violence là où il ne le fallait pas. L'Orientaliste campait sur ses positions, déniant ainsi tout esprit de créativité aux Arabes. Trois siècles de cartésianisme, de ce « bon sens le mieux partagé entre les hommes », n'avaient pas réussi à lui ôter de la tête l'idée de l'inégalité des races humaines. Et dire qu'il soutenait, en même temps que « tout dans l'histoire a son explication humaine ! » Pour les enturbannés, surtout ceux qui étaient dans le sillage du pouvoir en place, Al Afghani ne pouvait pas, ne devait pas plaire par sa modernité qui n'était pas, de leur point de vue, une réflexion judicieuse sur la religion, encore moins une démarche sérieuse pour apporter un changement dans le bon sens. C'est pourquoi, il fut chassé de Téhéran, du Caire, de Damas, de Calcutta, de Londres, de Paris, et même de sa propre retraite dorée à Istanbul où il trouva la mort, empoisonné, dit-on dans certaines biographies. Provocateur, il le fut sa vie durant. Une photographie de lui, le représentant alité, la tête entourée d'un fichu, et lisant le journal américain, Herald Tribune, a tant irrité ses adversaires qui, du reste, n'étaient pas de taille à lui faire face directement ! Ne distingue-t-on pas, çà et là, les mêmes échos négatifs de nos jours, alors que cette même image devrait faire l'objet d'une nouvelle lecture sémiologique ? Les grandes âmes se rencontrent, dit-on, se donnent l'accolade quelque part dans cette vie. Al Afghani, même en violentant certains côtés de sa société, se voulait un homme de liberté à un moment où celle-ci faisait grand défaut. En croisant le fer avec Ernest Renan, il allait, en fait, à la rencontre d'un autre grand esprit, convaincu en cela que les vérités de l'existence doivent connaître le même point de chute.