Jugement on ne peut plus expéditif, porté par le redoutable jurisconsulte hanbalite, Ibn Taymiyya (1263-1328), sur les écrits du grand soufi andalou, Ibn Arabi (1165-1241). L'œuvre monumentale de celui-ci, faisait école, tant parmi ses disciples que dans le milieu des lettrés et des éclairés avides des nouveautés de la pensée. Petitesse et maghrébinité à la fois ! On peut deviner le geste qui a dû être esquissé, en la circonstance, par Ibn Taymiyyah comme pour donner le coup de grâce à son rival. Pourtant, ce dernier reposait depuis quelques décennies déjà au pied d'une montagne damascène ! Cela suinte la gêne, pour sûr. Mais, la force de l'esprit parvient, quand même, à enjamber le temps et l'espace. On le sait bien, le hanbalite, de par ses commentaires, mettait alors en coupe réglée toute l'Egypte, la Syrie et les terres du croissant fertile. un esprit partisan Impartiale fut-elle ou révélant un esprit partisan, il faut inscrire la réaction d'Ibn Taymiyyah dans le cadre de cette rivalité latente qui a toujours caractérisé les relations sociopolitiques et culturelles entre le Machrek et le Maghreb d'une manière générale. Ce n'était pas la première fois qu'un levantin hasardait un tel jugement. « Notre marchandise nous est restituée ! », disait un calife de la dynastie abbasside, en considérant, d'un air hautain, l'œuvre du grand prosateur andalou Ibn Abd Rabih (860-939). Le Collier, œuvre littéraire magistrale de ce dernier, venait tout juste d'arriver à Baghdad, et il fallait lui trouver acquéreur, un mécène de préférence. S'il est vrai que notre prosateur andalou n'avait fait que compiler les écrits et les compositions des poètes et des prosateurs de l'aile orientale du monde arabo-musulman de l'époque, il n'en demeure pas moins qu'il s'est agi, avant tout, d'un effort colossal en vue de mettre en relief une sensibilité typiquement maghrébine en matière littéraire. Ibn Arabi, malmené, en Occident musulman, par les gouvernants et les jurisconsultes, s'était décidé à s'installer au Machrek. C'est là, du reste, qu'il écrivit ses fameuses Conquêtes mecquoises, son exégèse symboliste du Coran, et, bien sûr, son célèbre recueil de poèmes L'interprète des ardents désirs. Il se vit obligé de faire usage d'un double langage pour échapper à la mort. En effet, une simple dénonciation de la part de certains envieux, et c'était la lapidation tout court, ou encore, l'épée de l'exécuteur des hautes œuvres. Dans l'épître de l'anéantissement, Ibn Arabi avait fortement recommandé à ses disciples de posséder, avant tout, les clés permettant la compréhension de son enseignement, et de se taire ou de feindre l'ignorance en présence de ceux qui s'accrochent au sens littéral des dogmes. C'est à croire que le Machrek n'avait pas pardonné au Maghreb le fait d'avoir prêté main forte à Abderrahmane, le fugitif omeyyade, dans son entreprise pour rebâtir, en Andalousie, la dynastie de ses ancêtres. des faits socio-historiques Centralisme moyen-oriental ? Cela semble plausible. Car, il y a bel et bien des faits socio-historiques qui corroborent ce type de comportement politique : les tribus des Banou Hilal et des Banou Souleim lancées contre tout le Maghreb, par esprit de vengeance, et dans un mouvement dévastateur sans précédent ; l'accueil mitigé fait à Ibn Khaldoun, au Caire et en Syrie, en dépit de son apport intellectuel et du courage dont il fit montre face à Tamerlan, sous la tente même de celui-ci. Faut-il encore citer le cas de ce grand poète que fut Ibn Hani, considéré, à juste titre, comme Al Mutanabbî du Maghreb, et qui fut assassiné en Libye alors qu'il faisait route vers l'Orient ? La liste des exemples est longue. Quoi qu'il en soit, la polémique demeure vive sur ce sujet et la critique acerbe. On l'a vu encore, ces dernières années, avec le grand débat qui s'est instauré autour de qui détient l'esprit novateur en matière de création philosophique : l'Occident musulman d'une manière générale, ou l'Orient des Omeyyades et des Abbassides ? Certes, les relations entre le Machrek et le Maghreb ont eu à souffrir des élucubrations de certains jurisconsultes et de ceux qui prétendaient détenir la vérité absolue. Reconnaissons tout de même que la production intellectuelle, ce grand chapitre inscrit à l'actif de tout acte civilisateur, a su frayer son chemin au milieu de ce magma, en récoltant toutes les dividendes possibles et imaginables.