La colonisation, dont A. Memmi dit qu'elle est « l'une des oppressions majeures de notre temps » et qu'elle constitue « une variété du fascisme », vient de faire en France l'objet d'une absolution législative inédite. Le texte en question, c'est bien entendu, l'article 4 de la loi du 23 février 2005 que l'opposition de gauche a contesté, mais que la majorité UMP a confirmé après un débat vif qui ne souffre d'aucune équivoque ni ambiguïté. Cet article vise en effet à consacrer un mensonge historique, et ce, dans une conjoncture marquée par une inquiétante poussée de racisme et de xénophobie, annonciatrice de pogroms et de déportations. En effet, pendant que des politiciens tétanisés par l'approche de certaines échéances électorales invectivent et haranguent, des matamores de tout poil se préparent au grand combat purificateur. Il n'est pas anodin non plus qu'un professeur de l'Ecole polytechnique et une immortelle de l'Académie française montent au créneau, disposés à l'évidence à s'ériger en idéologues de la purification ethnico-religieuse. On sait la droite française particulièrement encline au révisionnisme, et il n'est un secret pour personne que certains de ses membres sont maladivement racistes. Que ne lisent-ils pas Memmi, ce juif d'Afrique du Nord et néanmoins agrégé de la Sorbonne, qui a fait voler en éclats le mythe de la colonisation civilisatrice. On allait aux colonies, a-t-il écrit, que parce que « les situations sont assurées, les traitements élevés, les carrières plus rapides et les affaires plus fructueuses ». Et qui peut le réfuter quand il en déduit que « le colonisateur est un privilégié non légitime, c'est-à-dire un usurpateur ». Si l'on conçoit que les députés, qui ont voté cette étrange absolution, ignorent les écrits de Memmi, il est par contre difficile de croire qu'ils ne connaissent pas ceux de deux de leurs illustres prédécesseurs au Palais Bourbon, en l'occurrence Césaire et Senghor. Dans une revue publiée entre 1941 et 1947, Césaire le Martiniquais, dressant une sorte de procès-verbal de constat, écrivait : « Mains coupées, corps écartelés, gibet, voilà ce qui peuple les allées de l'histoire coloniale... ». Dans un poème datant de 1956, il donnait libre cours à son émotion et s'exclamait : « Ma mémoire est entourée de sang, Ma mémoire a sa ceinture de cadavres ! » Il y a aussi L. Damas, le Guyanais qui a dit, ayant compris que le colonialisme et le fascisme sont des frères jumeaux : « Bientôt cette idée leur viendra de vouloir Vous en bouffer du nègre, A la manière de Hitler bouffant des juifs Sept jours fascistes sur sept ! » C'est encore lui qui s'est écrié, comme un jeune rappeur d'aujourd'hui ou un banlieusard marginalisé et discriminé. « La haine m'étouffe, La haine m'oppresse ! » C'est enfin lui qui a lancé ces mots terrifiants, jaillis du plus profond de son être : « Rien ne saurait calmer autant ma haine, Qu'une belle mare de sang... ». L'on ne peut ici s'empêcher de penser à ce rappeur français noir, qu'une dizaine de députés, français blancs, ont décidé de traîner devant des juges blancs tout de noir vêtus, qui n'apprécient que le nègro-spiritual triste et résigné, qui va si bien aux gens de couleur. On terminera ce bref rappel de voix particulièrement autorisées en matière de colonisation avec cette prière du Sénégalais L. Senghor : « Seigneur Dieu, pardonne à l'Europe blanche, Et il vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumières Elle a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres Oui Seigneur, pardonne à la France, Qui dit bien la voie droite, Et chemine par des sentiers obliques ». N'est-elle pas, cette prière, la meilleure épitaphe pour la sépulture de la défunte colonisation ? Témoins irrécusables et observateurs sans complaisance du phénomène colonial, ce sont Memmi, Césaire, Damas, Senghor et quelques autres Français « colorés » qui ont rendu impossible la falsification de l'histoire coloniale. Grâce aux écrits qu'ils nous laissent, toute tentative visant à effacer les mémoires est irrémédiablement vouée à l'échec. S'il y a une mesure à prendre au plan scolaire, c'est l'inscription de leurs œuvres aux programmes des écoles, collèges et lycées. Et bien entendu, s'il apparaît qu'il y a matière à glorification, cela ne saurait concerner que la décolonisation. (*) L'auteur est Ancien ministre. Références : A. Memmi ; Portrait du colonisé. Payot 1973 L. Kesteloot : Les écrivains noirs de langue française - Université libre de Bruxelles, 1971. A. Césaire : Cahier d'un retour au pays natal. Paris, 1939. L. Damas : Pigments, Paris, 1937 Black Label, Paris, 1956 L. S. Senghor : Hosties noires. Paris, 1948.