Les salafistes tunisiens ont donné, samedi et hier, un avant-goût du sort funeste qu'ils réservent à la société tunisienne au cas où ils s'empareraient du pouvoir. Grisés par l'éclatante revanche qu'ils ont eue sur le régime totalitaire de Ben Ali, qui les avait réduits au silence pendant près de 20 années, des groupuscules d'extrémistes religieux se sont distingués, ces dernières semaines, en commettant d'innombrables actes d'intolérance. Les premiers à faire les frais de la violence intégriste sont les clients des débits de boissons alcoolisées situés dans la banlieue de Tunis. Un confrère tunisien exerçant dans un quotidien arabophone public témoigne, avec preuves et photos à l'appui, que des islamistes ont passé à tabac, au mois d'avril dernier, des personnes «cueillies» à la sortie de bars. Ces événements, qui sont passés presque inaperçus en raison de l'euphorie suscitée par la «Révolution du jasmin» aussi bien dans les médias que dans la société, renseignent à tout le moins que les salafistes tunisiens ont bien l'intention de marquer la nouvelle Tunisie de leur empreinte idéologique. De gré ou de force. Mais visiblement surtout de force. La preuve : quelque 300 personnes, en majorité des salafistes, ont tenté hier matin d'incendier le siège de la chaîne de télévision privée Nessma, à Tunis, pour protester contre la diffusion, vendredi, du film franco-iranien Persépolis sur le régime de Khomeiny en Iran. Une scène en particulier (la petite fille héroïne du film se représentant Dieu en vieux monsieur barbu) a suscité la colère des manifestants. Dans le but de se démarquer de ces individus et de dégager la responsabilité de sa formation politique dans ce qui s'est produit, un responsable du mouvement islamiste Ennahda s'est empressé, dans la même journée, de condamner «l'attaque». Afin de ne pas donner l'occasion au pouvoir tunisien de s'emparer de cette affaire et d'invoquer le motif du péril intégriste pour reprendre les choses en main, ce responsable a insisté sur l'idée qu'il s'agissait là d'un «acte isolé» et qu'il n'y avait «pas lieu de s'inquiéter». «On ne peut que condamner ce genre d'incident. Il ne faut pas brouiller les cartes et les gens doivent garder leur calme», a déclaré à la presse Samir Dilou, membre du bureau politique d'Ennahda. «Si les gens ont des critiques à faire contre Nessma, ils doivent s'exprimer dans la presse, pas utiliser la violence», a-t-il dit. Il y a lieu de faire remarquer tout de même que personne, à ce jour, ne connaît le poids réel de l'islamisme politique en Tunisie et encore moins celui du salafisme. Donc il est objectivement difficile, en l'absence d'élections libres et d'études sérieuses, de dire s'il y a menace ou pas. Quoi qu'il en soit – et contrairement à Ennahda qui dépense des fortunes pour soigner son image de parti islamiste soft, soluble dans la démocratie comme l'AKP de Turquie – les radicaux tunisiens ne paraissent pas craindre la mauvaise publicité. Cela semble même le cadet de leurs soucis. Certains de leurs éléments ont ainsi envahi samedi l'université de Sousse, dans le nord-est du pays, pour protester contre le refus d'inscription opposé par les autorités universitaires à une étudiante voilée. «Le secrétaire général de l'université a été agressé ce matin avec beaucoup de violence par un groupe d'extrémistes religieux», a déclaré Moncef Abdoul Djalil, doyen de la faculté de lettres et sciences humaines de l'université de Sousse, une ville située à environ 150 km au sud de Tunis. Selon cet universitaire, cité par l'agence de presse officielle TAP, quelques personnes ont manifesté devant la faculté de lettres avant d'envahir le bâtiment en brandissant des banderoles réclamant le droit des étudiantes à porter le niqab. «Cet incident grave a provoqué un mouvement de terreur et de panique dans les rangs des étudiants et des enseignants», a ajouté le doyen. En réaction à cette «irruption islamiste», plus de 200 femmes répondant à un appel lancé sur les pages des réseaux sociaux du web ont manifesté samedi pour dénoncer «les forces rétrogrades et les fanatiques». Scandant des slogans hostiles au port du niqab qui «porte préjudice à l'identité de la femme tunisienne», elles ont appelé à mettre fin aux campagnes d'intimidation et à lutter contre le fanatisme religieux.Le ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique ainsi que le Pôle démocratique moderniste (PDM), qui rassemble plusieurs partis et personnalités indépendantes, ont aussi «fermement condamné» ces violences qui «portent atteinte à l'intégrité de la faculté». A rappeler que la Tunisie, dont la révolution du Jasmin a chassé du pouvoir le président Ben Ali le 14 janvier, organisera le 23 octobre des élections constituantes. Il est à parier qu'au fur et à mesure qu'approchera cette importante échéance pour l'avenir de la Tunisie, les tensions qui opposent déjà laïques et islamistes risquent de s'exacerber. Espérons seulement que les Tunisiens éviteront de reproduire les mêmes erreurs que celles commises par les Algériens dans les années 1990 et feront unanimement le choix d'une transition politique pacifique.