Beaucoup de nos concitoyens se posent la question de savoir si l'économie moderne est outillée pour faire face aux crises actuelles. La question est légitime. L'économie mondiale s'est découvert des zones de vulnérabilités auxquelles elle n'était pas préparée. Théoriquement, une crise des Subprimes doublée des problèmes de la dette souveraine de nombreux Etats, qui de surcroît sont dans une zone monétaire commune, a une très infime chance de surgir. Et pourtant le mal est là. Ceci nous rappelle ce que Peter Drucker appelle la première loi des événements «If something can go wrong, it will go wrong» (Si un événement nuisible peut se produire, il se produira). Nous avons eu des cas similaires en 1974 et 1982. Les deux maux les plus graves des systèmes d'économie de marché demeurent l'inflation et le chômage. Mais avant 1974, les deux phénomènes étaient exclusifs. On avait soit de l'inflation avec un taux de chômage faible, soit un taux de chômage élevé, mais avec une inflation très réduite. Mais voilà qu'en 1974 et en 1982 les deux phénomènes s'aggravèrent en même temps (les fameux chocs pétroliers). On a dû inventer un terme pour décrire le phénomène : la stagflation. Pendant plus de dix ans, un débat s'était instauré sur les mécanismes de riposte. On savait guérir l'inflation seule ou le chômage seul, mais pas les deux en même temps. Il a fallu beaucoup de dégâts et d'expérimentations pour enfin déboucher sur un schéma thérapeutique qui fonctionne. Toutefois, le prix à payer est exorbitant. Nous sommes à peu près dans une situation similaire mais les types de problèmes sont différents. Problématique de la crise actuelle La crise des Subprimes a précipité l'économie mondiale dans une profonde récession (ralentissement ou baisse de la croissance avec montée du chômage). Tout le monde ou presque en connaît la cause : ce sont des déréglementations idéologiques des néolibéraux extrêmes (Reagan) qui ont conduit les banques à prêter à des agents économiques peu solvables. Les défauts de paiement doublés d'un effondrement du marché de l'immobilier (l'hypothèque) ont mis de nombreuses banques, ainsi que toutes les institutions mondiales qui ont acheté les titres dérivés de ces prêts toxiques, en danger de cessation de paiement. Les banques ne peuvent donc pas alimenter en crédit l'économie réelle. Il faut savoir que les entreprises économiques financent leurs activités à peu près à hauteur de 80% par des dettes. La sécheresse des crédits implique que les entreprises n'ont pas de moyens financiers pour renouveler les équipements, acheter les matières premières, payer les salaires et quantité d'autres charges. Elles licencient, créent du chômage, détruisent de la richesse et réduisent le niveau de vie des consommateurs qui, à leur tour, vont diminuer les achats. Une spirale de réduction des effectifs et de la consommation s'ensuit, déprimant ainsi l'activité économique. Ce genre de situation peut apparaître pour des causes multiples et non seulement à cause d'une montagne de défauts de paiement. Un autre problème est venu se greffer sur les conséquences des déséquilibres causées par les Subprimes : c'est la crise des dettes souveraines. L'imprudence de nombreux Etats les a conduits à emprunter et à dépenser toujours plus, même en période de prospérité. Le populisme a de nombreux adeptes de par le monde. Les politiciens veulent faire vivre des populations entières au-delà de ce qu'elles peuvent produire. Prenons le cas de la Grèce. Entre 2000 et 2007, le pays connut l'une des meilleures réussites en matière de croissance économique avec un taux moyen de 4,2%. Normalement, durant cette période de forte croissance et de taux de chômage réduit, le pays devait constituer des surplus budgétaires ou tout au moins équilibrer son budget (dépenses = recettes de l'Etat). Or, c'est durant cette période que l'Etat empruntait pour dépenser plus, pire encore maquillait sa comptabilité publique avec l'aide de cabinets d'audit peu scrupuleux. L'Irlande fit de même. Et à un degré moindre l'Espagne et l'Italie. Les PIIGS (Portugal, Ireland, Italy, Greece, Spain) creusaient leur propre tombe par des dépenses inconsidérées. Nous sommes dans une situation similaire à celle d'un chef de famille qui touche 5000 euros par mois et emprunte mensuellement 3000 autres pour rehausser son niveau de vie. Pendant une longue période d'emprunt, il va vivre au-dessus de ses moyens. Mais lorsqu'il commencera à repayer, son niveau de vie va s'effondrer. La dette de la Grèce dépasse les 174% (à titre de comparaison, c'est comme si l'Algérie avait une dette de 280 milliards de dollars sans les réserves actuelles et sans les hydrocarbures). Un conflit de politique macroéconomique Nous sommes dans un cas d'école de conflit entre les outils et les objectifs macroéconomiques. Pour les PIIGS, il s'agit de lutter en même temps contre une récession tout en repayant des dettes trop lourdes pour un budget en situation de déprime. L'économie est en berne. Ceci appelle à des politiques d'expansion. La thérapie keynésienne est tout indiquée pour résoudre le problème : l'Etat doit utiliser tous les outils en sa possession pour booster l'activité économique : intensifier les dépenses publiques, réduire les taux d'intérêt directeur, diminuer les taxes, allonger les crédits à l'économie, booster la confiance des consommateurs et investisseurs et autres. Ce sont exactement les décisions prises, mais à un niveau mondial, par les différents G20 depuis 2008. Normalement, si on n'avait que ce problème, l'économie mondiale repartirait à la hausse mais après avoir causé des dégâts importants, surtout aux pays les plus pauvres. Mais il y a autre chose. Les PIIGS, les Etats-Unis, la France et bien d'autres pays doivent payer une grande partie de leurs dus. Mais payer une dette exige que le pays réduise ses dépenses publiques pour faire face à ces échéances. De surcroît, les PIIGS opèrent dans une zone monétaire et ne disposent pas d'une banque centrale pour mener des politiques monétaires indépendantes. Sortir de l'euro aura des conséquences graves sur toute la zone. Si les remboursements d'annuités sont trop lourds, comme c'est le cas pour la Grèce, le pays ne peut même pas se permettre de payer les salaires des fonctionnaires et les retraites. Ces pays se trouvent dans un dilemme de type nouveau. Pour payer les dettes, il faut réduire les dépenses publiques. Pour lutter contre la récession et le chômage, il faut accroître les dépenses publiques. Nous avons un cas typique d'objectifs non alignés. Il faut donc, selon Tinbergen, que l'on utilise des outils différents pour chaque situation. Ce n'est pas le cas pour le moment. Les instances internationales — FMI et Banque Mondiale — de même que l'Union européenne et la droite ultra libérale US sont en train de privilégier la seule piste de la rigueur. Mais la réduction des dépenses induira une baisse de l'activité, une réduction des taxes et donc plus d'incapacités à repayer les dettes. Face à un problème bidimensionnel, on a privilégié une seule piste d'action. La macroéconomie moderne est complètement désarmée face à cette situation. Les experts mondiaux sont en train de tâtonner. Nul n'a la solution. Et on risque même d'aller vers des périodes très prolongées d'instabilité. Nous sommes dans la même situation qu'en 1974 face à la stagflation. A l'époque, il fallait tâtonner pour trouver la bonne solution. Heureusement que plusieurs pays avaient essayé des thérapies différentes : expansion des dépenses publiques par la Suède, réduction de ces mêmes dépenses par les USA et va-et-vient entre ces deux types de politiques par le Royaume Uni et l'Italie (le fameux stop and go). Par la suite, on a su que la stratégie qui fonctionnait consistait à lutter contre l'inflation d'abord et relancer l'économie par la suite. Donc, les stratégies allemande et américaine étaient les plus adaptées. Aujourd'hui, on ne sait rien encore pour le nouveau dilemme. Probablement, nous aurons besoin d'une stratégie plus affinée. Par exemple, pour la Grèce, tout en réduisant les dépenses publiques, le pays a besoin de plus d'investissements dans les secteurs productifs (tourisme, agroalimentaire, bâtiment, etc.) afin de pouvoir absorber le chômage, tout en créant une assiette fiscale pour régler une partie des dettes. Il est certain qu'un rééchelonnement profond est inévitable. L'intervention de la Banque centrale européenne devait être plus prompte et plus engagée. Pour le moment, on est uniquement en train de faire des coupes budgétaires. Tout indique que la crise sera longue. Elle risquera de se propager davantage et d'induire plus de dégâts que nécessaire. La macroéconomie moderne va s'améliorer en digérant cette nouvelle expérience ; mais le tout est de savoir à quel prix. de gestion