Les militants du pôle démocratique se sont réveillés groggy, hier. Les réservations faites au luxueux hôtel Africa et à la Maison-Blanche ont dû être annulées. Il n'y aura pas de fête. Le pôle, qui s'est attiré le vote des modernistes, a en effet lamentablement échoué. Le pôle, qui regroupe quatre partis démocratiques de gauche et cinq organisations, misait sur cette force pour décrocher un bon score et un nombre important de sièges pour pouvoir s'allier avec d'autres formations et faire barrage, au sein de l'Assemblée constituante, aux islamistes. Une véritable raclée, au nom de la démocratie en plus. Même sentiment chez le Parti démocratique progressiste (PDP) où la déception s'affichait, hier matin, sur les visages des quelques cadres et militants présents au siège. Le parti de Ahmed Néjib Chebbi, donné pourtant favori, ne vient qu'en quatrième ou cinquième position, avec un taux qui ne dépasse pas les 12%, à en croire les résultats qui circulaient hier officieusement. Un score qui ne lui permettra pas de former des alliances et d'influer sur les décisions de la Constituante. «Les Tunisiens ont fait une révolution à l'iranienne, le peuple a renversé le système et les islamistes ont raflé la mise», nous déclarait amèrement Zied Aouini, cadre du parti. «On s'attendait à une victoire d'Ennahda, mais pas au-delà de 30%», s'étonne-t-il. Au PDP, les prévisions étaient de 19 à 22%, un score qui aurait pu lui permettre de former des alliances avec le pôle démocratique et d'autres formations. Mais aujourd'hui, on s'attend à avoir seulement 8 à 10%, ce qui détruit tous les plans. En face, Ennahda pourra, par contre, s'allier avec le Congrès pour la République (CPR) de Mohsen Merzouki et la Pétition populaire (PP) de Hachemi Hamdi qui a fait 90% à Sidi Bouzid, d'où il est originaire. Des résultats biaisés ? Les déçus étaient nombreux, hier, parmi les intellectuels et les militants démocratiques. D'ailleurs, une centaine de personnes sont venues, en fin d'après-midi, manifester leur colère devant le Palais des congrès où est basée l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). «Nous dénonçons le travail de l'ISIE. Pendant la campagne, aucune réaction contre les médias qui ont travaillé à la solde d'Ennahda», s'insurge Hajer Chraïbi. Selon elle, des médias tunisiens et étrangers –comme Al Jazeera qu'elle mentionne – ont servi de tribunes partisanes. Elle cite aussi Hachemi Hamdi, candidat du PP qui possède une chaîne de télévision (Al Moustakila), basée à Londres. «On estime que les infractions ne sont pas minimes, comme le veut l'ISIE. Nous voulons connaître les rapports des observateurs et on veut voir des sanctions», ajoute encore Mme Chraïbi qui dit, cependant, ne pas contester les résultats. Les dépassements, il y en a eu en gros. Même le président de l'ISIE, Kamel Jendoubi, a reconnu ce fait. «A Paris, on a dû changer les chefs de bureau de vote soupçonnés d'appartenir à Ennahda, mais seulement une heure avant la fermeture, c'était trop tard», affirme Zied Aouini. Des bureaux entiers étaient encadrés par les militants d'Ennahda en France, en Algérie, au Qatar, ajoute encore le cadre du PDP. Mais l'ISIE est clairement impuissante devant ces dépassements, même si elle refuse de le reconnaître du fait de son statut qui ne pouvait lui offrir l'autorité nécessaire pour agir. «Allah Akbar !» Scènes de liesse au pied du siège d'Ennahda, dans le quartier chic Montplaisir. Hier, à l'heure où Rached Ghannouchi donnait une conférence de presse, des militants rassemblés à l'extérieur scandaient des cris de joie et des «Allah Akbar !». Le cheikh confirmait que son mouvement avait obtenu environ 50% des voix à l'étranger et plus de 30% sur le territoire tunisien. Ce qui confirme les rumeurs qui circulaient pendant toute la journée sur les résultats, en l'absence de chiffres officiels. Des chiffres qui donnent le parti islamiste en tête avec 35% de voix, le CPR ensuite avec 15%, suivis d'Atakatoul de Mustapha Benjaâfar avec 12%, du PDP avec 10%, du PP avec 9% et enfin du pôle démocratique avec 6%. Ghannouchi a cru important de déclarer que ces scores donneront une configuration avec cinq ou six formations au sein de l'Assemblée constituante, ce qui, selon lui, est important pour la démocratie. Il a tenu aussi à rassurer les Tunisiens qu'il a obtenu des assurances de la part d'opérateurs économiques pour que ceux-ci ne boudent pas la Tunisie de peur de l'islamisme. Ainsi, les démocrates n'ont pas réussi à convaincre les Tunisiens de leur projet. Pourquoi ? Yousra Fraws, avocate et militante démocrate, estime que se sont les victimes de Ben Ali qui ont voté pour Ennahda. Un vote-sanction ? «Si on fait une révolution sans une alternative culturelle et sociale, les gens vont vers le choix simple et populiste.» Mais la gauche politique avait-elle une chance de s'imposer en Tunisie ? «La gauche avait une chance si elle avait été unifiée, mais elle a commis des fautes tactiques et les egos ont déterminé les choix des acteurs», argue-t-elle. Il reste que ce n'est là qu'un un premier test et les Tunisiens n'ont qu'à assumer leur choix, conclut l'avocate.