Le parti de Rached Ghannouchi tente de rassurer une opinion encore marquée par l'expérience algérienne. Crédité d'une majorité à l'issue de l'élection de l'Assemblée constituante, premier scrutin libre après la chute du régime de Ben Ali, le mouvement Ennahda suscite craintes et interrogations. Sera-t-il le Front islamique du salut (FIS) tunisien ? A Tunis, même si tous les acteurs politiques disent accepter le verdict des urnes, les appréhensions sont grandes. En dépit des assurances du leader du mouvement, Rached Ghannouchi, qui ne cesse de déclarer qu'il respectera les règles du jeu démocratique, beaucoup craignent une simple diversion pour ne pas apeurer la société tunisienne. Rached Ghannouchi, qui s'était exilé en Algérie en 1990, était très proche, à l'époque, des responsables du FIS (parti dissous par la justice algérienne) qui promettait au peuple algérien le changement de ses habitudes vestimentaires. Ce n'est qu'après le début de la violence que le leader d'Ennahda a quitté Alger pour se réfugier à Londres. Les nuances entre les courants, qui veulent faire appliquer la charia en décriant toutes les lois positives, étaient tellement difficiles à établir que les observateurs confondaient tous les mouvements d'inspiration religieuse. Les Frères musulmans en Egypte et le théologien Seid Qotb ne sont-ils pas les références idéologiques d'Ennahda de Rached Ghannouchi ? Toute la littérature du parti s'en inspire ou presque. Alors, les Tunisiens qui viennent de vivre les premières élections pluralistes de l'histoire de leur pays ont toutes les raisons de nourrir des craintes quant à une éventuelle radicalisation du mouvement, qui prône déjà comme solution à leurs problèmes le retour aux «valeurs morales». Une question qu'il faut se poser : Ennahda s'est-il amendé pour que son leader se dise prêt à gouverner avec des partis qui prônent la laïcité ? Possible. En 2005, le mouvement avait fait un grand pas dans cette direction en se regroupant avec plusieurs partis de l'opposition ainsi que des personnalités tunisiennes dans le «Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés». D'ailleurs, l'engagement avait été pris de lutter pour l'avènement de la démocratie en Tunisie. Ennahda tenté par le modèle AKP Mieux, ils se sont mis d'accord sur quelques grands principes communs, entre autres le respect des «acquis de la Tunisie» dans le domaine des droits des femmes. Le mouvement islamiste de Ghannouchi semble bien tirer les leçons de l'expérience algérienne. Du moins pour le moment. La dérive du FIS qui a plongé l'Algérie dans un interminable cycle de violence ne l'inspire point. Dans un article publié par Tunisia Today, un site qui traite de l'actualité tunisienne, un des responsables d'Ennahda confirme cette mutation politique chez le parti islamiste. «Nous sommes en train de définir une nouvelle ligne politique», explique Ajmi Lourimi, cofondateur du mouvement et membre de son bureau exécutif. Une ligne, selon lui, beaucoup proche de celle du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie. «Dans les années 1960 et 1970, on croyait que notre rôle était l'islamisation du pays, nous sommes convaincus maintenant que la société n'a pas besoin d'islamisation mais de démocratisation.» Selon lui, «le peuple est attaché à son identité musulmane». Ajmi Lourimi tranche : «Les Turcs ont montré le chemin : on peut vivre sa religion et être ouvert à la modernité, bâtir une démocratie sans être en contradiction avec ses convictions religieuses.» Alors, peut-on aujourd'hui établir une comparaison entre Ennahda tunisien et le FIS (dissous) algérien ? Dans le contexte de l'époque, celui des années 1990, les deux partis avaient les mêmes références idéologiques. Aujourd'hui, le vainqueur des premières élections libres en Tunisie semble avoir fait sa mue. Contrairement au FIS qui considérait la démocratie «kofr» (hérésie) et traitait d'«apostats» les démocrates et les intellectuels qui ne partageaient pas ses idées, Ennahda, lui, semble rejeter le discours de la violence et intégrer le jeu démocratique. Visiblement et en théorie, rien ne les partage au regard des assurances données par les islamistes d'Ennahda. Ce qui est à craindre, par contre, c'est un éventuel revirement de situation. Une partie des militants radicaux – et il en existe dans le mouvement de Ghannouchi – peuvent être grisés par la victoire et radicaliser la politique parti.