Avec ses pièces jouées en arabe dialectal, Kateb Yacine propose une forme d'expression artistique qui répond aux besoins de son époque. Perçue au départ comme un spectacle de proximité, la représentation théâtrale chez l'auteur de La Guerre de deux mille ans est d'abord une forme de traduction du vécu des petites gens. Ecrire dans cette dramaturgie nouvelle avec ses caractères distinctifs, c'est dire et se dire, en direct et en toute franchise. Ecrire, c'est aussi dénoncer, avec les mots que tout le monde comprend, une société hypocrite trop longtemps restée otage des mythes figés en ce pays d'oralité. Ouverte sur la modernité dans ses aspects techniques, la pièce de théâtre katébienne reste autochtone dans ses sujets et sa langue. Ce théâtre confluent se fonde sur deux identités : l'une puisée directement de l'humus local, et l'autre impliquée dans l'expression artistique de son temps. A ces deux grandes sources, s'ajoute l'enracinement quasi naturel dans le monde de l'immédiat, le quotidien dans ses rouages sociaux et ses préoccupations. Avec Kateb Yacine, on est dans un théâtre-fresque qui reflète la période nouvelle dans ses contraintes, ses visages affligeants et ses aspirations renouvelées. Le masque change de fonction et de définition. Il est sur un autre registre d'approche, avec une autre tension dramatique gorgée d'idéologie sociale. Cette photographie du réel ne fait pas dans l'embellissement mais, bel et bien, dans la remise en cause de la pensée préfabriquée. Ecrites et montées dans une période probablement charnière dans le parcours du poète-écrivain, les pièces de théâtre données en arabe algérien dans la décennie 1970 constituent indéniablement le point de départ d'une autre aventure intellectuelle, d'un nouveau rapport à l'art et au théâtre. Ce style propre sied bien à la mentalité de l'écrivain qui a toujours opté pour un art d'intervention prêt à servir l'idéal de vérité, un art de changement qui s'adresse prioritairement à une société souvent nourrie à l'analphabétisme, au rigorisme de façade et aux interdits suppléés par les diktats des pouvoirs de l'époque. Portées par la rage d'appuyer sur l'urgence de témoigner, ces épopées théâtrales sont animées par des héros modestes qui font une lecture, sans complaisance, de leur société en y versant la fraîcheur et aussi la fureur de leur temps actuel, contenant le plus possible les ferments de changements révolutionnaires. C'est un théâtre du parti pris et de la critique sociale qui bouscule sans ménagement les versions édulcorées du théâtre en boîte ou en circuit fermé. Contre celui-ci, Kateb Yacine clame son désaccord et parle avec colère de tous ceux qui ont trahi le pays de Syphax, Massinissa et de l'Emir Abdelkader. L'humour n'est jamais absent dans ces œuvres où l'intermède est, à chaque fois, possible et nécessaire pour faire plus ample connaissance avec le public. Passant régulièrement par le philtre du burlesque, l'ironie subtile et piquante est largement convoquée. On accède ainsi à un nouveau théâtre qui met en relief la nouvelle psychologie, la grossit volontairement, insiste sciemment sur la démesure, grâce notamment à un savoureux éclectisme de mots du jour et de situations concrètes volées au réel. Dans ce théâtre admirablement algérien, on retrouve à la fois du réalisme épique brechtien et un fonds culturel local irrigué aux traditions ancestrales. Il rompt en partie avec un théâtre classique emprunté par les devanciers et faussement naturalisé pour faire couleur locale. C'est un théâtre qui fait de la dénonciation un acte d'Amour à ce pays qui a tant payé pour se libérer de tous les jougs, anciens et nouveaux. Cette diversité de références tire partie de toutes les trouvailles des cinquante dernières années et abat le mur séparant l'acteur du spectateur. Le théâtre-forum de Kateb Yacine, souvent divisé en tableaux autonomes, demande au public de participer et d'intervenir, même si, physiquement, il ne monte pas sur scène. Dédaignant tout illusionnisme, il refuse, ici et là, les nuances pour aller à l'essentiel. Il reprend le mot qui fait mouche, le mot qui touche, le mot qui souligne la réplique à chaleur humaine, par des chansons courtes puisées du répertoire populaire urbain. Les tableaux, en flash-back, sont presque tous inspirés d'histoires concrètes qui ont vu le jour, séjourné ou élu domicile sur ces fabuleuses terres de l'Afrique du Nord. Ils sont l'expression fidèle des préoccupations du petit peuple dont personne ne parle, de ces héros anonymes qui portent l'histoire et la traduisent à leur manière, la jouant comme ils la ressentent, dans ses accélérations et blocages. Mis au devant de la scène, ce sont des personnages secondaires qui prennent la place du héros pour construire la fable. Le spectateur, lui aussi d'extraction modeste, s'identifie à ces comédiens qui interprètent des rôles «tournants». Il cesse d'être spectateur pour devenir acteur avec des yeux qui cherchent, parmi les comédiens, ceux qui lui sont proches. Se sentant ainsi impliqué, le spectateur sort de sa condition d'objet pour assumer un rôle de sujet. Intervenant directement dans l'action dramatique, il est dans une relation intime où salle et tréteaux «écrivent» en même temps la pièce qui se joue. «La vérité de la scène réside justement et exclusivement sur la scène», disait Lounatacharsky. Dans ce théâtre, la notion de réceptacle change ainsi de définition. Le comédien peut interrompre l'action et demander l'avis de celui qui le regarde. Cette façon d'agir, qui élabore de nouvelles manières de suivre un spectacle théâtral, est, par endroits, plus importante que l'œuvre elle-même. Il y a ici un théâtre manifeste, un théâtre témoin apte à gagner la complicité du spectateur-acteur et capable de l'émouvoir. Très souvent, les pièces de Kateb Yacine ont été jouées pour un public qui n'avait jamais vu de pièces de théâtre ni même entendu parler de cette expression. Aussi, le dramaturge ne fait pas dans le métalangage. Il opte pour une parole de l'essentiel, même si l'envolée lyrique du poète, la marque de fabrique du géniteur de «Nedjma», ne sont jamais absentes. Dans son théâtre, Kateb Yacine féconde l'outil linguistique qu'il a déjà utilisé (n'oublions pas qu'il est venu au théâtre par le biais de l'écriture), recrée l'épopée réelle du petit peuple à travers la fiction qu'il met en scène. Il fait appel, ici et là, aux techniques européennes avant-gardistes qu'il naturalise pour être au plus près de ceux qui n'ont jamais frappé à la porte d'un théâtre. L'intellectuel engagé, auprès de la cause des humbles, étend sa sensibilité aux évènements qui l'entourent, aux manifestations qui lui parlent, aux agressions qui l'enserrent. Le créateur, qui a fait sien tout l'héritage gréco-romain, arabe et africain, montre par ce biais qu'il a une conscience aiguë des problèmes de sa collectivité. Il y trouvait la vérité, son tout premier souci. Ses créations ont le goût du document chaud, pris à vif, et elles faisaient foule à chaque représentation. L'affiliation à la culture populaire, dans sa pluralité de signes artistiques, est soulignée à chaque tournure de répliques. Elle sait être nouvelle à l'intérieur d'un texte considéré comme le «deuxième poumon» par lequel respire la création katébienne, pour reprendre la définition appropriée du Tunisien Mohamed Driss, autre grand dramaturge contemporain. Une pertinence inédite Percutante et originale à la fois, la parole, dans sa rencontre avec le geste, prend le contre-pied des idées reçues et reconstruit une autre image du théâtre et une autre façon de le faire. La rupture s'opère aussi bien sur les plans formels que thématiques dans ce théâtre qui est, de facto, impliqué dans les débats qui agitent la société. Dans ce choix qui offre un espace de circulation privilégié aux idées progressistes, l'auteur incomparable de Palestine trahie est, par dessus tout, soucieux de démocratiser son théâtre, de le rendre audible à la majorité. Incluant sa démarche dans un imaginaire social et culturel, il tire sa légitimité esthétique de la terre qui l'a vu naître et de l'histoire qui l'a façonné. Kateb Yacine a refusé un théâtre niant les luttes sociales et cela dès le début de son aventure théâtrale des années soixante-dix, dans un petit espace de Bab El Oued, en compagnie d'une troupe homogène, l'Action Culturelle des Travailleurs (ACT), créée à Alger autour de sa personne. Cette troupe, non asservie à son animateur principal, contribuait au montage de la pièce. Le géniteur de La guerre de deux mille ans opte ouvertement pour une vision théâtrale plus radicale à l'égard des politiques culturelles et esthétiques de l'époque. Il n'a jamais été le bouffon du roi et n'a jamais joué un rôle de soupape. De même, il ne postulera jamais à être ange ou démon, selon les demandes du moment. Ses œuvres passerelles s'inscrivent dans une triangulation : le legs culturel, la langue d'échange et l'ouverture aux techniques du théâtre universel. L'homme orchestre de Mohamed prends ta valise reconstitue des espaces imaginaires pour traduire des atmosphères dictées par la vie et par ses convictions. Avec simplicité et persuasion, il monte des pièces aux formes extrêmement dépouillées, simplifiées, des pièces utiles parce que proches dans leur langue et leurs formes, du souffle populaire. Dans ces années effervescentes, le poète et homme de théâtre montre une sympathie sincère pour les révolutions libératrices dans le monde. Il devient un point de jonction entre les formes d'expression anciennes empruntées par les aèdes d'hier dont les mots restent pudiques, et les formes nouvelles où le mot est chargé de poudre. Dans cette optique, il proposera quelques nouveautés scéniques et langagières d'une pertinence inédite. Par ailleurs, ses pièces, réfractaires aux idées de cénacle et propositions de l'establishment, optent ouvertement pour l'argument polémique. Sûr de sa mission, son théâtre se veut un porte-voix des gens humbles qu'il fréquente et chez qui il se ressource. Il s'agit de produire des chroniques théâtrales aiguës, qui, tout en insistant sur la sphère distractive, parlent de manière concrète des soubresauts profonds de la société. Ces chroniques pourfendent les ordres établis, ceux apparents et «ceux qui opèrent dans l'ombre», comme il l'écrira dans la préface au livre de Yacine Tassadit sur l'autre grand poète de l'Algérie des blessures, Lounis Aït Menguellet. Pour une exaltation plus franche des idéaux les plus élevés, le théâtre synthèse de cet intellectuel est en nette opposition à la culture des appareils et des conformismes. Dès le départ, il est perçu comme une revendication identitaire qui accompagne une histoire dynamique et non une revendication essoufflée répétée dans ses référents traditionnels, ses clichés et ses mythes illustrant un style unique de pensée, dont ont fait preuve certains de nos intellectuels sans qu'ils le sachent vraiment. La première période théâtrale de Kateb Yacine était écrite en français, «avec les mots de ceux qui avaient détruit sa tribu», pour reprendre les mots d'Abdelkader Djeghloul. Elle a donné des œuvres célèbres : Le Cadavre encerclé, Les Ancêtres redoublent de férocité, La Femme sauvage, L'homme aux sandales de caoutchouc, écrite en 1970 en hommage au libérateur vietnamien Ho Chi Minh… En allant vers un théâtre d'expression arabe populaire, l'écrivain a superbement joué son rôle dans ce changement de cap qui est une refondation du théâtre algérien. Son groupe théâtral, constitué en véritable atelier de recherche et de diffusion, n'a-t-il pas touché en quelques années près d'un million de spectateurs ? Un record inégalé à ce jour ! Sans repousser la magie de la scène ni le pathétique de la représentation ou les méthodes formelles du quatrième art, sa seconde période théâtrale, attentive à la contemporanéité, aura été à la fois grandement enraciné dans le terroir et grandement appuyé sur les courants modernes. Sa construction dynamique et, surtout, moins complexée, a su démasquer les restrictions mentales et les opportunismes y afférents.