Les couleurs, on le sait, ont toujours donné lieu à des interprétations aussi étranges que contradictoires. Si le blanc, à titre d'exemple, représente la pureté chez la majorité des peuples de la terre, il est, en contrepartie, le signe de la tristesse chez les Chinois, ou encore, le symbole du linceul chez les derviches tourneurs de Turquie. Qu'en est-il des formes géométriques, tout particulièrement, de la forme oblongue ? Sur ce chapitre, les lectures se font tout aussi diverses qu'insolites d'un peuple à un autre. En littérature arabe, pour ne citer qu'un seul exemple, la forme oblongue se veut l'expression par excellence de ce qui provoque l'amusement ou l'ironie. Elle s'apparenterait ainsi fortement à celles que les caricaturistes de nos jours s'ingénient à mettre en relief dans leurs dessins humoristiques. Dans ses satires, le grand poète abbasside, Ibn Ar Rumi (835-896) ne trouvait pas mieux que de saisir à la volée les traits saillants et anguleux dans le physique de ses adversaires. Pourtant, lui, qui savait dépeindre la nature comme personne, « les fleurs qui s'attristent au coucher du soleil, la voix humaine qui serpente et se déhanche, la terre qui se dénude telle une femme, etc. » n'avait pas ménagé son rival, le grand poète Al Bouhtouri (821-898), allant ainsi jusqu'à lui trouver une relation avec la race canine. Pis, pour Ibn Ar Rumi, on ne peut prétendre à la politesse et aux bonnes manières quand on est affublé d'un visage oblong ! Dans son Don Quichotte, Cervantès (1547-1616) se positionne à la limite du caricatural. Il force son entrée dans le monde de l'extravagance et n'obtient gain de cause, pour lui-même et pour ses lecteurs, qu'après avoir procédé à plusieurs opérations chirurgicales démoniaques sur le corps de son malheureux protagoniste : visage oblong, voire même anguleux à outrance, mains osseuses et étirées, voix caverneuse et rocailleuse qui monte sans aucune coloration, et bien sûr, un cheval qui n'a rien gardé de sa propre race. Cette déformation voulue par Cervantès a, depuis, donné droit à de nouvelles approches artistiques, en littérature comme en art pictural. Là où le besoin d'accorder crédit à de nouvelles idées, à de nouvelles sensations, on n'hésite plus à séquencer la vie en autant de parties nécessaires, quitte à bousculer toutes les données. Sinon, comment expliquer ce passage de la réalité vers l'extravagance et vice-versa ? Le Greco (1541-1614), peintre espagnol d'origine crétoise, occupe une place à part dans l'histoire de l'art pictural. Evitant d'aller par les sentiers battus, ou de s'aligner sur les positions artistiques de son temps, il s'est voulu innovateur sur le double plan de la perspective et des thèmes abordés. Ses tableaux tranchent par cette forme oblongue qu'il distinguait un peu partout, et à sa manière. Le Christ, Marie, les apôtres, les hommes d'église et autres présentent des formes sveltes et gracieuses, comme se préparant à quitter le monde d'ici bas vers un ailleurs de rêve et de béatitude. La ville de Tolède, qui fut son havre de paix et de création artistique, se transforme, sous son pinceau, en une ville où toutes les formes géométriques se ramassent dans le sens de ce qui aspire à être transcendant. L'Italien Amedeo Modigliani (1884-1920), que serait-il sans la forme oblongue qui distingue toutes ses réalisations picturales ? Un simple barbouilleur de toiles, et encore ! Passant toute sa vie qui, du reste, fut très courte, à chercher, à se rechercher, ce n'est que vers sa 33e année qu'il mit la main sur son filon d'or, celui de reconsidérer les formes géométriques, de les fondre en une seule, celle qui va dans le sens de la hauteur plutôt que dans celui de la largeur. Tout Italien qu'il était, il préféra, en ce domaine, être Français d'esprit, c'est-à-dire, en délaissant la forme à l'italienne, celle qui favorise la largeur plutôt que la hauteur. Curieuse situation que celle de Modigliani, qui ne semble pas avoir fait école ! En effet, comparé à ses pairs de l'impressionnisme, du pointillisme, du cubisme, du dadaïsme, du fauvisme et d'autres tendances, aucune dénomination ne lui a été donnée. On regarde ses tableaux, et on devine rapidement qu'il en est à l'origine. A un moment où Pablo Picasso et Georges Braque jetaient les bases du mouvement cubiste, Modigliani, lui, optait pour la forme oblongue. C'était, en quelque sorte, le yéyé de la peinture moderne. Toutefois, il donnait l'impression de puiser ses sujets ailleurs que dans les livres ou dans les cénacles littéraires de son temps d'où le caractère quelque peu étrange de ses découvertes picturales, et de la forme oblongue en particulier. On pourrait même dire de lui qu'il fut en cela l'alter ego d'un Mozart (1756-1791) qui, à en juger par sa correspondance, n'avait également rien à voir avec la grande culture de son temps, et dont les trouvailles mélodiques prodigieuses faisaient de lui, cependant, le maître incontesté de toute la musique classique. Le trait anguleux et acéré que l'on distingue dans les tableaux de Bernard Buffet (1928-99), autre grand pourfendeur de l'ordre social et de l'esthétisme classique, ne s'éloigne guère de la forme oblongue. Qu'il traite du visage de sa femme, son modèle préféré, de la passion du Christ, des berges de la Seine, il demeure unique en son genre. La forme oblongue est là pour attester d'une volonté de faire cavalier seul dans le domaine de l'expression artistique. Don Quichotte, sans les extrêmes qu'on lui connaît, n'aurait pas attiré l'attention des lecteurs depuis le XVIIe siècle. Modigliani, à son tour, sans cette extravagance géométrique qui caractérise ses tableaux, aurait fini dans l'oubli le plus total. Tout compte fait, l'histoire de la littérature, comme celle de l'art pictural, ne serait-elle pas la somme de toutes les extravagances humaines qui n'ont cessé, à travers toutes les civilisations, de former et d'ordonner notre goût artistique ?