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«Je reste sceptique sur l'attachement des rédacteurs du projet aux valeurs de liberté, de droit et de justice» Ammar Belhimer. Docteur en droit et journaliste
- Le projet de loi sur l'information interdit aux journalistes, dans son article 62, de traiter des affaires liées à la diplomatie et à la sécurité nationale, ainsi que des volets relatifs au domaine juridique. Pensez-vous que l'Exécutif cherche à museler la corporation ? Une fois voté, comment les journalistes pourront-ils écrire sur de tels sujets ? Estimons-nous heureux que la presse elle-même ne soit pas décrétée secteur de souveraineté, comme c'était le cas sous l'empire du Code de l'information de 1982 dont l'article 12 énonçait sans ambages que «l'information est un domaine de souveraineté nationale» et que «l'édition de journaux d'information générale est une prérogative du parti et de l'Etat». Cet énoncé juridique, momentanément battu en brèche par la loi de 1990, avant d'être fortement maltraité pendant la décennie noire (avec le retour de fait de l'agrément sous couvert formel du récépissé de dépôt) garde toute son empreinte sur l'émergence et le fonctionnement des seuls espaces d'expression médiatique et de création légalement autorisés : la presse écrite et l'édition. Les visions étroites et exclusives qui ont entaché le processus d'éradication du terrorisme ont rétréci la base sociale du régime et fondamentalement modifié les règles de jeu introduites par la loi de 1990. C'est faire preuve de naïveté que de croire que dans un contexte général de repli et de verrouillage, la presse puisse faire exception et bénéficier de «privilèges» auxquels d'autres espaces ou d'autres forces ne peuvent avoir accès. Bien au contraire, les conditions historiques particulières de formation et d'évolution du champ médiatique algérien en place ne l'autorisent pas à se prévaloir de la paternité des maigres conquêtes de la parenthèse démocratique, et ce, quels que soient les sacrifices des militants à la fin des années 1980 et le fort «prix du sang» payé par la corporation qui a perdu plus de 100 journalistes. Dans le divorce entre l'Etat et la société, les seules formes de médiations préservées «à toutes fins utiles» participaient de la corruption des élites et de la répression, au motif de la primauté de la lutte antiterroriste. En souscrivant aux tendances lourdes qui régissent l'intervention de l'Etat, en perdant leur sens critique, les journaux privés creusaient leur propre tombe. Dans Que survive la France, Michel Poniatowski souligne, à juste titre, le danger d'applaudir «l'anti-droit» au prétexte de combattre les hors-la-loi : «Si un Etat, confronté à sa propre impuissance, recourt à l'autre solution, le contre-terrorisme, il glisse doucement hors du champ de la démocratie. Si ceux qui le conduisent en ont l'étoffe, on s'achemine vers la tyrannie ; s'ils ne l'ont pas, on sombre dans le ridicule.» Au sens commun que l'on accorde aux mots, les domaines stratégiques de souveraineté relèvent partout, et de tout temps, de l'exercice direct de l'autorité de l'Etat et les espaces qu'ils couvrent sont qualifiés de sensibles : le pouvoir de frapper monnaies, de former les forces armées, de rendre justice et de garantir l'ordre. Sur des questions de défense et de politique étrangère, le sacro-saint consensus requis me semble plus que jamais légitime, dans un monde d'interférences multiples et multiformes. Il en est autrement du fonctionnement transparent de la justice. Nous, les juristes, chérissons particulièrement les expressions de secret de l'instruction, d'autorité de la chose jugée, mais elles n'ont jamais signifié que le commentaire n'était pas libre ou que les audiences devaient être systématiquement à huis clos. Dans l'ensemble, je reste sceptique sur la bonne foi et l'attachement des rédacteurs du projet de texte aux valeurs de liberté, de droit et de justice. - Il est prévu la dépénalisation du délit de presse. En cas de poursuites, les journalistes ne seront pas emprisonnés, mais payeront une amende variant de 200 000 à 500 000 DA, puisqu'ils seront les seuls responsables de leurs écrits et non plus les directeurs de publication. Pensez-vous que, là aussi, c'est un subterfuge, car la majorité des journalistes ne disposent pas d'une somme conséquente pour payer l'amende ? L'intention de son rédacteur est évidente : «découpler» le rédacteur ou l'auteur de l'information et le propriétaire du titre ou du journal, anciennement solidaires et coresponsables. C'est du vulgaire «diviser pour régner» construit à partir de la mise en évidence des intérêts de patrons, «préservés» pour l'occasion, et de la répression financière des journalistes. Or, une grosse dette non honorée ne peut-elle pas, à la longue, conduire à la prison ? Cette mesure est, par ailleurs, de nature à accentuer le fossé déjà large entre éditeurs de presse et journalistes régis par l'ancien système. - Concernant l'ouverture de l'audiovisuel, l'annonce a été faite par le gouvernement mais sans date ni présentation d'un cahier des charges. L'Exécutif cherchait-il simplement à gagner du temps ou est-ce un véritable projet ? Selon quelle logique on refuse de donner tout l'effet qu'elle mérite à la loi de 1990 et prétendre faire mieux ? Ne dit-on pas, à juste titre d'ailleurs : vaut mieux un tu l'as que deux tu l'auras ? Comment peut-on libérer l'audiovisuel lorsque la presse écrite est dans un tel état de délabrement et de musellement ? En l'état actuel des choses, en termes de moyens professionnels, une ouverture brutale et non régulée du champ audiovisuel ne serait que pâle «berlusconisme». La loi 90-07 avait préservé la dimension professionnelle, technique des nouveaux titres. La nouvelle mouture n'a suscité que l'engouement des «grosses fortunes» dans un pays dépourvu de bourgeoisie nationale, de pouvoir national au sens historique noble du terme. Au mieux, il sera gros consommateur de médiocres feuilletons égyptiens ou religieux, comme le suggère la logique dominante de l'économie de comptoir et de son corollaire, l'extraversion politique.