A propos du dernier ouvrage de ce spécialiste international des migrations humaines. -Votre dernier essai porte sur les femmes d'Afrique subsaharienne migrantes ayant fait l'objet de violences sexuelles sur la route de l'exil... Cet ouvrage traite de la population féminine subsaharienne qui se déplace à travers les pays du Maghreb et qui tente de rejoindre l'Europe. En cours de route, ces femmes font l'objet de violences sexuelles. Les questions qui sont au cœur de l'étude examinent deux aspects : la nature de la violence vécue par ces êtres vulnérables en raison de leur appartenance au sexe féminin et les torts qu'elles subissent, les conditions dans lesquelles un tort est reconnu et la question du recours. Dans leur pays, elles ont une identité, un nom, un prénom, une adresse... Elles peuvent porter plainte à des institutions qui ont vocation à rendre légitimes leurs plaintes. Mais, dans le cadre du parcours migratoire, il est impossible de faire reconnaître un tort car elles n'ont pas d'existence officielle. -Outre la France et l'Espagne, une très grande partie de l'enquête se déroule dans les pays du Maghreb. Quels sont les éléments qui ont présidé au choix de ces lieux d'investigation ? Le financement par le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugié-e-s (HCR) a conditionné la nature, l'étendue de la recherche et les terrains d'investigation. Les pays du Maghreb offrent la possibilité d'examiner des situations universelles dans des conditions particulières. On peut retrouver les mêmes cas de figure au Mexique, en Afrique, voire même en Asie. Il m'a semblé intéressant d'analyser des problématiques et des enjeux que l'on retrouve sur les cinq continents. Je souhaitais examiner de manière empirique l'Algérie, qui n'a quasiment jamais été étudiée sous cet angle-là, et le Maroc qui offre une situation tout à fait paradoxale et intéressante. Concernant la Tunisie, j'avais accumulé des matériaux lors des investigations de terrain effectuées dans ce pays. -Qui sont ces femmes victimes de violences ? Qu'est-ce qui rend vulnérables ces êtres qui «n'appartiennent à personne et qui ne sont rattachés à aucun pays» ? Leur spécificité réside dans le fait d'être des femmes qui traversent des pays où elles peuvent être possédées par n'importe qui, car il n'y a pas de protection. L'appartenance à un genre est donc la première condition ontologique qui produit des affinités entre ces femmes, indépendamment du lieu de naissance et de la nationalité. Le second aspect renvoie au fait que ces femmes qui quittent leur pays effectuent un trajet sans identité officielle, c'est-à-dire sans nom, sans prénom, sans filiation ni affiliation, sans nationalité... Cette vulnérabilité renforce considérablement la première. Et le fait d'être sans identité constitue une entrave pour porter plainte, car cette dernière est portée en son nom. C'est à partir de ces deux vulnérabilités que j'ai tenté de comprendre et de cerner la nature des violences subies par ces femmes en mettant en lumière les conséquences qu'elles produisent sur leur identité personnelle et sociale. -Cette étude est basée sur la parole des femmes. Quelles sont les différences entre les entretiens réalisés dans les pays du Maghreb et ceux menés en Europe ? L'accès aux femmes était moins difficile au Maroc qu'en Algérie. Au Maroc, je suis relativement connu et on a plus vite confiance en moi, et parce qu'il existe des organisations qui aident les demandeurs d'asile et les réfugiés. Le HCR, dont la mission est l'éligibilité au statut de réfugié, a un rôle très actif. Et si au Maroc les conditions d'existence sont difficiles, pénibles et aléatoires, la situation des Africain(es) subsaharien(es) en Algérie est encore plus précaire. Leur existence relève de l'ordre de la survie, car il leur arrive de ne pas manger pendant deux jours. Si le HCR et l'association algérienne «SOS femmes en détresse» ne les aidaient pas, beaucoup seraient probablement pas très loin de mourir de faim. Bien évidemment, cette contrainte produit des effets sur la nature de l'entretien et la forme du récit. En Espagne, les femmes vivaient dans un centre d'accueil provisoire pour étrangers en situation illégale. Elles étaient nourries, logées et soignées. C'était plutôt l'attente qui devenait insupportable pour un très grand nombre. En France, elles étaient prises en charge par des associations. -De quel ordre étaient les autres contraintes ? L'une des contraintes importantes consistait à réduire au maximum l'asymétrie entre l'interviewer et l'interviewée qui était en permanence en position de sollicitation à l'égard de ceux dotés d'une quelconque autorité. J'étais perçu comme une personne investie d'une autorité. Par conséquent, leurs sollicitations étaient redondantes, pressantes et formulées avec un grand degré d'anxiété. A défaut d'effacer l'asymétrie, il fallait la réduire. Au regard de cette situation, il était difficile de faire des entretiens sociologiques. Il s'agissait plutôt d'entretiens entre des personnes dépossédées de tous moyens et une personne dotée d'une autorité. Le jeu consistait à solliciter l'un en sachant que la personne à qui on demande ne pourra pas répondre à la sollicitation. Dans ce type de configuration, on peut trouver une porte de sortie commune et se mettre d'accord en précisant qu'on le fait pour que les puissants et les institutions entendent, et qu'à terme, on puisse entrevoir un début de soulagement pour ces populations dépossédées de tout droit. -Quels types de violences avez-vous recensées ? Quelles sont leurs spécificités ? Au fond, les violences subies dans le désert sont identiques à celles que l'on retrouve mutatis mutandis dans l'espace urbain. Mais elles prennent différentes formes : de l'insulte au viol collectif, ce dernier étant l'ultime acte de destruction totale de la personne, d'autant plus qu'il est public. Car, dans le désert, une violence ne peut pas être privée. La configuration spatiale l'interdit. Et là, la modification des relations entre le public et le privé est radicale. Les conséquences sont dramatiques puisque tout le monde le sait et le saura au moment du viol et lorsqu'elles arriveront en ville. Les violences psychologiques et physiques sont absolument inséparables. -Existe-t-il dans les pays du Maghreb une politique publique en matière migratoire ? Il n'existe aucune politique publique d'accueil et d'intégration dans ces pays. Le droit des étrangers est plutôt répressif. Les trois pays sont signataires de la Convention de Genève, mais aucun n'a un droit d'asile interne. On se retrouve donc dans des situations où les immigrés clandestins qui veulent aller en Europe ou qui veulent rester dans ces trois pays demandent l'asile au HCR qui est seul habilité à octroyer ou à refuser le statut. Mais lorsque le requérant l'obtient, on ne lui délivre pas de carte de résident. Il se retrouve reconnu internationalement comme un réfugié mais en situation irrégulière dans le pays où il a été reconnu en tant que réfugié. Il arrive très souvent que les trois pays procèdent à des expulsions de réfugiés. -Pourtant, ces pays ont de plus en plus tendance à devenir des pays d'immigration... Sans aucun doute possible. Si on menait des enquêtes plus exhaustives et empiriques, on s'apercevrait que beaucoup pourraient vivre dans des conditions convenables. Ces pays demeurent un terrain vierge concernant les problématiques de migration clandestine et d'accueil des migrants d'Afrique subsaharienne et d'autres contrées du monde comme la Chine par exemple. -Avez-vous des projets de recherche dans ces pays ? La réalisation d'une étude comparative entre le Maroc, la Tunisie et l'Algérie nécessiterait des financements et des équipes de recherche locales. Il existe quelques études relatives à ces problématiques qui demeurent extrêmement classiques, traditionnelles et quantitatives pour l'essentiel. Mais ces études peuvent s'avérer intéressantes, car elles donnent des indications précieuses qui peuvent être travaillées qualitativement. Les flux entre ces trois pays ne sont pas négligeables. Les déplacements des populations sont très fréquents et même systématiques. N'oublions pas que dans les années 1990, les Algériens, qui sont allés se réfugier en Tunisie, ne se sont vu octroyer qu'un seul droit : celui de retourner chez eux. Ces trois pays demeurent encore des terra incognita qu'il faudrait explorer.
Smaïn Laâcher, De la violence à la persécution, femmes sur la route de l'exil, La Dispute, 2010, 169 p.