Il existe des littératures régionales et des littératures nationales et l'on peut aussi repérer des littératures regroupant les œuvres d'une époque, d'un genre, d'une école ou d'une tendance. Ces ensembles sont nombreux et divers, chacun d'entre eux définissant avec précision, presque comme en mathématiques, les propriétés des éléments qui leur appartiennent et se réclament de cette appartenance. Pourtant, les frontières entre les différentes littératures sont vraiment poreuses, et au-delà de leurs spécificités, elles se rejoignent dans la grande et merveilleuse galaxie de l'écriture et de l'imagination. On ne peut que se féliciter de cette ouverture, les définitions de littératures étant surtout là à titre indicatif ou pour servir aux besoins de la recherche et notamment des études de littératures comparées. L'Algérien Kateb Yacine (1929-1989) nous l'a prouvé, et avec quelle subtilité ! En 1958, déjà, tout juste après la publication de son roman-phare, Nedjma – encore qu'il soit l'unique qu'il ait écrit –, il disait à propos de l'écrivain Henri Michaux (1899-1987) que celui-ci était le plus grand représentant de la modernité poétique. Jugement de valeur on ne peut plus courageux et judicieux, lorsque cela venait de l'un des représentants de la jeune littérature algérienne combattante de graphie française. Il s'agit, par ailleurs, d'un jugement on ne peut plus lucide et éclairé, car, à l'époque, Michaux n'était pas encore aussi reconnu qu'il ne l'est aujourd'hui et, y compris en France, rares étaient ceux qui avaient compris ou admis l'avant-garde où s'inscrivait le prolifique et talentueux poète et peintre. En fait, si pour exprimer un tel point de vue, cela avait nécessité alors un certain doigté ou plutôt une perception hautement poétique à proprement parler, en revanche, Kateb Yacine se devait encore d'avoir un courage littéraire à part pour porter un autre jugement de valeur, beaucoup plus conséquent celui-là, puisqu'il avait eu à traiter de la position morale et politique d'Albert Camus (1913-1960) à l'endroit de l'Algérie combattante. Sans tomber dans les travers du dénigrement et du colportage, dès lors qu'il faisait usage de la littérature en respectant sa spécificité et son éthique, on voit l'écrivain et dramaturge algérien établir un parallèle entre Albert Camus et l'immense romancier américain, William Faulkner (1897-1962), son auteur-fétiche qui l'avait accompagné jusqu'au dernier jour de sa vie. On le sait aujourd'hui, peu avant son admission à l'hôpital où il devait rendre l'âme, Kateb Yacine avait emprunté à la bibliothèque de Grenoble quelques romans de Faulkner qu'il avait sans doute lus et relus maintes fois à divers moments de sa vie. L'Algérien n'existe pas dans l'œuvre d'Albert Camus, sinon comme comparse sans importance, voire comme élément du décor littéraire. En cela, l'Arabe de L'Etranger, par exemple, ressemble à l'homme de couleur dans les romans de William Faulkner, marqués par l'univers encore imprégné d'esclavagisme du sud de l'Amérique. Toutefois, Kateb Yacine établit une différence fondamentale entre ces deux romanciers. Selon lui, Faulkner, même en ayant des relents racistes, vivait parmi les Noirs et il employait dans ses écrits, leur langage, au sens saussurien du terme. A contrario, Camus vivait en marge des Algériens et ne voulait rien savoir de leur langue. Au-delà de la question du talent littéraire, de l'écriture et du style, son intérêt était plutôt porté sur le soleil de Tipasa, la beauté de la mer et quelques autres broutilles de la quotidienneté. Au demeurant, si la littérature, selon Henri Michaux, est un «combat abstrait», fait de rêverie, ne serait-il pas de notre devoir, aujourd'hui, de saluer le grand courage de Kateb Yacine pour s'être engagé, corps et âme, dans ce combat ? [email protected]