Mais les concepteurs du makhzen ont taillé un «qamis» beaucoup plus étroit au PJD, qui suffoque déjà… On savait déjà que le Maroc était tombé dans les bras des islamistes. Mais il l'est encore plus depuis dimanche soir, à l'annonce des résultats définitifs du scrutin du 25 novembre. Le Parti de la justice et du développement (PJD), de Abdelilah Benkirane, a en effet engrangé 27 sièges supplémentaires, atteignant ainsi 107 élus à lui seul dans la prochaine Assemblée législative du Maroc. En aggravant, au propre et au figuré, son score électoral, le PJD aura confirmé très fortement son ascension inexorable au pouvoir. Le fait est qu'aucune autre coalition de partis politiques au royaume n'a atteint le résultat du parti islamiste. Le PJD a fait trembler le royaume sous les pieds d'une classe politique disqualifiée par la corruption et, qui plus est, incarnée par des personnages inamovibles que les Marocains ne supportent plus. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'onde de choc qui a suivi la victoire du PJD a été plus ressentie dans les pays voisins et certaines capitales occidentales qu'au Maroc. Dans les rues de Casablanca et de Rabat, absolument rien n'indique que les Marocains sont assommés par la victoire des islamistes. C'est à peine si l'on perçoit vaguement une petite discussion dans un café sur les résultats des élections ou plus généralement sur la politique. Aussitôt la parenthèse du scrutin refermée, les Marocains d'en bas ont retrouvé une vie normale, comme s'ils voulaient rapidement tourner le dos au spectacle politique qui n'intéresse visiblement que la jet-set et le Landerneau. Les boîtes de nuit et autres cabarets (il en existe environ 4000 uniquement à Casablanca) diffusent à pleins décibels les airs endiablés des chebs algériens et autres voix enivrantes du «machrek» (Orient). Les cabarets répandent la musique… On a alors peine à croire que les islamistes du PJD puissent demain ordonner à ces jeunes, filles et garçons, qui se déhanchent jusqu'à l'aurore, d'arrêter la musique… C'est là toute la difficulté de gouverner pour ce parti qui promet de «moraliser» la vie dans un royaume ou, dès la nuit tombée, les mœurs deviennent très très légères… Et ici, tout le monde semble avoir compris que le programme du PJD ne dépassera pas le cadre du discours. A Casa, en tout cas, les jeunes filles en petite tenue ont pignon sur rue. Abdelilah Benkirane, le probable chef du gouvernement, aura du mal à détourner les yeux tant le «show» est partout le même aussitôt qu'il quitte le siège du PJD, le quartier des Orangers, à Rabat. Au Maroc, on est loin de (la mauvaise) expérience du FIS triomphant qui promettait l'enfer à ceux qui oseraient porter atteinte aux «bonnes mœurs». Les islamistes marocains, tous des universitaires, ont compris que l'option «hard» du FIS ne pourra pas être copiée-collée au royaume où tout est permis ou presque, pour distraire les bons sujets de Sa Majesté. Les responsables du PJD savent qu'ils devront marcher sur des œufs et ne pas montrer leurs crocs, au risque de subir un retour de flamme. Ceci est d'autant plus vrai que malgré leur victoire éclatante, ils n'auront pas les coudées franches pour imposer leurs «dix commandements». Avec ses 107 sièges, le parti de Benkirane est loin de la majorité qui lui permettra de dicter sa loi et répandre sa foi. Il devra, pour ce faire, s'allier avec les partis de la Koutla – Istaqlal, Parti progressiste et USFP – pour atteindre la majorité (plus de 200 sièges) et faire passer ses projets sans encombre. Mais ce ne sera pas aussi simple. Jamais sans la Koutla Les partis de la Koutla, bien qu'ils partagent certains axes programmatiques avec le parti islamistes, ne sont pas pour autant de la même extraction idéologique. Coalition de type nationaliste et de gauche, la Koutla va sans doute soumettre le PJD au grand oral avant de lui signer l'acte d'allégeance. C'est dire que la partie est loin d'être gagnée pour le parti islamiste qui, on le devine, ne courra pas le risque de se mettre à dos les seuls partis prêts à travailler avec lui et, qui plus est, disposent d'une aura politique et historique et d'une expérience indéniable dans la gestion. De fait, le PJD est obligé de remiser ses projets à forte connotation religieuse et morale pour espérer gagner la confiance de la Koutla. D'où d'ailleurs la succession de rencontres et de tractations, ces derniers jours, à Rabat, sur les termes du contrat politique. Le patron du Parti du progrès et du socialisme (PPS), Nabil Ben Abdellah, a déclaré ainsi que le pôle politique de la Koutla ne signera pas de chèque en blanc au PJD : «Nous attendons les propositions du PJD pour trancher notre participation ou pas au gouvernement. Je précise que nous allons décider sur la base du projet politique et non pas de l'arithmétique des résultats», glisse l'ex-ministre de la Communication. Traduction : il n'est pas question de rejoindre tête baissée le gouvernement du PJD sans avoir voix au chapitre. Conclusion : le parti islamiste a deux choix à faire : abandonner ses projets aux accents moraux pour attirer les partis de la Koutla ou abandonner le gouvernail de l'Exécutif et rejoindre l'opposition. Malins, les concepteurs makhzenéens du mode électoral marocain (la proportionnelle) ont taillé un «qamis» finalement très étroit pour un PJD qui souhaitait mener librement sa conquête du royaume, son «Fath Erribati», à lui. L'erreur algérienne que le Maroc n'a pas commise.