Focus sur «Renaissances arabes»*, l'essai qu'il a coécrit sur les bouleversements actuels du monde arabe. -Les théoriciens du post-islamisme ont préconisé le déclin de l'Islam politique. A la lumière de l'actualité, quelles critiques leur apportez-vous ? Au milieu des années 1900, la thèse du post-islamisme, développée notamment par Olivier Roy, apparaissait très novatrice. Elle avançait l'idée d'une normalisation progressive des mouvements islamistes, d'un processus de parlementarisation des Frères musulmans et, surtout, d'une renonciation des dirigeants de l'Islam politique à l'utopie d'un Etat islamique. Simultanément, les théoriciens du post-islamisme ont mis en évidence toute une série de phénomènes d'islamisation relevant d'un processus d'individualisation de la croyance et de la pratique et qui ne passaient plus forcément par la voie politique privilégiée jusque-là par les organisations islamistes. En ce sens, il faut reconnaître que les théoriciens du post-islamisme ont été novateurs. Toutefois, la notion-même de post-islamisme a été porteuse d'un «grand malentendu» en laissant croire que les islamistes étaient condamnés à disparaître des scènes politiques légales. Certains politologues parlaient même de la «fin de l'Islam politique». De ce point de vue, ils doivent admettre qu'ils se sont trompés. L'Islam politique est plus que jamais d'actualité. Les révolutions arabes lui ont redonné une visibilité et il joue aujourd'hui un rôle de premier plan dans les transitions démocratiques. -Certains affirment que les islamistes étaient absents, voire invisibles dans les mouvements de contestation arabes. Qu'en est-il, selon vous ? Certains observateurs et éditorialistes occidentaux ont même écrit que les protestations dans le monde d'arabe avaient un caractère «séculariste», voire «laïque». Ceci n'est pas totalement faux dans la mesure où la grande majorité des revendications relève de registres universalistes et non pas identitaires : liberté, dignité, démocratie, lutte contre la corruption… Par ailleurs, il est vrai qu'en Tunisie, les islamistes étaient quasiment invisibles dans les protestations socio-politiques de l'hiver 2010-2011, en raison notamment du contexte répressif. En Egypte, les Frères musulmans n'ont rejoint la protestation que dans un second temps. Toutefois, dans d'autres pays, les militants de l'Islam politique sont partie prenante des contestations et rébellions anti-régimes : Libye, Yémen, Syrie, Jordanie, etc. Les organisations islamistes proches des Frères musulmans (le cas des salafistes est sans doute plus complexe) sont présentes dans les protestations aux côtés des partis de gauche, des nationalistes, des libéraux et des associations des droits de l'homme. Les mouvements islamistes participent très largement aux coalitions contestataires et leurs militants jouent un rôle fondamental dans l'encadrement des protestations actuelles. D'une certaine manière, on peut dire que les islamistes se sont mis au service de «révolutions démocratiques» et non de «révolutions islamiques». Il n'y a pas forcément de contradiction entre les deux phénomènes. -Vous affirmez que «les révolutions ont révélé dans presque tous les pays arabes l'existence d'une véritable ''fracture générationnelle" au sein de l'islamisme»… A l'instar des autres secteurs des sociétés arabes, les mouvements islamistes ont connu des recompositions et des contestations internes des anciennes formes de leadership paternalistes et autocratiques. Leurs nouvelles générations n'ont plus grand-chose à voir avec leurs aînés. Elles sont marquées par l'individualisme, un rapport pragmatique à la réalité sociale et par une adhésion aux principes du pluralisme politique et du libéralisme économique («Vive Dieu et le FMI !»). L'anti-occidentalisme affiché par certains islamistes des nouvelles générations s'accompagne paradoxalement d'un processus d'occidentalisation de leurs modes de vie et de leurs représentations du monde. Pour toutes ces raisons, il est fort probable que les organisations islamistes vont connaître dans les prochains mois des débats agités et passionnés qui pourront susciter des scissions et de nouvelles alliances, notamment avec les forces libérales et progressistes. «L'islamisme de papa» appartient désormais au passé et a laissé la place à une «pluralisation» des mouvements islamistes avec toutes les combinaisons possibles en matière de choix économiques, sociaux et politiques, voire géopolitiques. -Que représentent les islamistes pour les populations arabes dans ce contexte de transition dominée par la perte de repères et la peur de l'inconnu ? Contrairement aux années 1980, où la majorité des mouvements islamistes représentaient le rêve d'une rupture radicale avec les régimes, le succès actuel des islamistes s'explique surtout par la recherche d'une certaine stabilité, dans un contexte d'incertitude socio-économique et de bouleversement des repères identitaires et symboliques. Cela peut apparaître surprenant, mais les islamistes rassurent une partie des populations arabes parce qu'ils offrent une perspective de retour à l'ordre moral et politique. Ce ne sont plus les radicaux d'hier qui prônaient la théocratie et la rupture avec l'Occident, mais ils incarnent désormais une sorte de «juste milieu», le choix pragmatique d'une «révolution conservatrice» en quelque sorte. -Quel est le rôle des femmes islamiques et «laïques» dans les luttes contre les régimes autoritaires en Egypte, en Tunisie et à Bahreïn ? Les mouvements féministes arabes ont connu de nombreuses mutations ces vingt dernières années. Il serait simpliste d'opposer féministes laïques et féministes islamiques. La plupart des études soulignent les nombreuses passerelles, formes de dialogue et convergences tissées entre les féministes classiques (plutôt issus de la gauche et/ou du nationalisme arabe) et celles d'obédience islamique. Le féminisme n'est pas mort dans le monde arabe, loin de là ! Au contraire, il connaît un renouveau. Il est traversé par des débats souvent plus riches et passionnants que ceux que nous connaissons au sein du féminisme en Europe et en Amérique du Nord qui, lui, a tendance à s'assécher, faute de renouvellement générationnel. -Le titre Renaissances évoque l'idée d'un renouveau. Cela signifie-t-il que le Printemps arabe a provoqué de profonds bouleversements ? Oui, si nous avons choisi ce titre à notre ouvrage, ce n'est pas pour légitimer une vision romantique, mais pour mieux souligner le caractère irréversible des changements en cours. Au-delà de la pluralité des situations et des contextes, très différents selon les pays, il existe une onde de choc commune aux Etats et aux sociétés qui fait que le monde arabe est entré incontestablement dans une nouvelle ère. La période des dictatures autoritaires et paternalistes héritées des indépendances est désormais révolue, même s'il peut se maintenir ici et là des logiques autoritaires. Le passage à la démocratie ne se fera que progressivement en raison des legs hérités des anciens régimes et aussi des pesanteurs sociales. De plus, en mettant le mot «renaissances» au pluriel, nous avons voulu mettre en valeur la pluralité des mouvements sociaux et leur caractère populaire. Contrairement à la Nahda au XIXe siècle, les mouvements actuels ne sont pas impulsés par des élites religieuses et intellectuelles mais par des citoyens ordinaires qui, en général, sont peu impliqués dans les sphères politiques officielles et institutionnelles. Dans le monde arabe, l'on a souvent cru que le changement viendrait des élites. Or, c'est exactement le contraire qui est en train de se dérouler sous nos yeux : les peuples arabes montrent la voie du changement démocratique à des élites trop habituées aux privilèges et aux compromis.
*Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, «Renaissances arabes. 7 questions clés sur des révolutions en marche». Editions de L'Atelier, Paris, 2011.