Pionnier des trois âges de l'immigration algérienne en France, Abdelmalek Sayad a rendu l'âme en 1998, quelques années avant la disparition d'un grand penseur, son ami Pierre Bourdieu, avec qui il a découvert comment se fait la sociologie ; une question déjà posée par la philosophie socratique dans Parménide. Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris, sociologue des dominés, l'homme Sayad est allé jusqu'au bout de sa passion pour la liberté intellectuelle qui restitue la dignité et l'humanité des petites gens. La preuve, ses travaux de recherche, ses enquêtes et ses écrits en collaboration avec Bourdieu (à qui il reconnaît qu'il doit tout) portent l'éclat d'une pensée digne des grands interprètes. Ce qui caractérise la recherche et la réflexion de ce non-conformiste sur le phénomène migratoire, c'est l'immense interrogation qui parcourt son œuvre : « Comment se fabrique un immigré dans une société colonisée ? » Interrogation lourde où le fervent analyste de l'exil (Elghorba) nous rappelle la gravité de la question de fond qui fait de l'immigration « un objet mutilé » de son passé, de son histoire, de sa mémoire et de son origine. Question : l'itinéraire personnel de l'enfant de la vallée de La Soummam prédisposait-il ce chercheur à connaître et maîtriser les deux bouts de la chaîne de la transformation de l'émigré/immigré ? La réponse ne fait aucun doute. La voici résumée dans un entretien : « Pour moi, retrouver la population algérienne immigrée en France, résidente en France, c'était une manière de retrouver les paysans que j'avais connus au cours de mes travaux de sociologie rurale en Algérie : ils s'étaient métamorphosés en ouvriers de l'industrie française ! Je n'étais donc pas loin, ni de mes origines ni de mes premiers objets d'étude. » Le point fort qui a échappé aux observateurs de l'immigration avant lui, Pierre Bourdieu le formule et l'exprime de manière poétique dans la préface qu'il consacre à l'ouvrage incontournable de son ami, « l'immigration ou les paradoxes de l'altérité ». Le voici : « Entre les mains d'un tel analyste, l'immigré fonctionne, on le voit comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l'inconscient. » Dans sa démarche, Sayad sollicite l'apport de Freud pour appréhender la problématique de l'immigré dans la perspective de se représenter ses difficultés subjectives et juridiques, il provoque aussi « le premier geste de rupture avec l'ethnocentrisme inconscient » qui a occulté et déconsidéré l'immigré en tant que sujet. La prise en compte de l'inconscient, dans le travail de la représentation de l'immigré, dévoile le regard colonial qui cherche le sauvage indéfiniment. En privilégiant l'écoute, Sayad réhabilite les paroles qui fabriquent l'humain que le discours officiel de la pensée impériale française a étouffé chez les populations immigrées du Tiers-Monde. Dépossédé de ses origines, dépersonnalisé par des discours politiques d'adaptation qui opèrent aux dépens de son identité, l'immigré se trouve confronté dans le pays d'accueil à une représentation raciste, où le meurtre de sa filiation n'est plus un fantasme mais une réalité. Sayad rappelle une haine raciale différente, singulière et spécifique à l'adresse de l'immigré maghrébin : « ... dans les esprits, dans les sensibilités, dans la manière d'être, dans l'existence continue en France, dans la nationalité, etc., tout cela ne suffit pas si le nom (une autre manière de dire la religion) fait penser au Maghreb. Sous ce rapport, il semble plus facile et plus confortable d'appartenir à l'Afrique noire qu'à l'Afrique blanche. » Si l'analyste évoque les paradoxes de l'altérité qui portent l'immigration, c'est que la cruauté et la haine ont atteint des proportions exterminatrices et éradicatrices de la subjectivité et de son mécanisme de symbolisation. Mécanisme qui permet d'une part au sujet immigré de vivre sa différence et d'autre part au pays d'accueil d'élaborer une politique fondée sur le principe de raison. Principe qui institue un lien social où l'immigré peut trouver sa place, « l'entre-appartenance humaine ». L'analyste a élargi l'horizon d'une sociologie qui intègre l'inconscient pour penser l'immigration comme « fait social total » au sens où l'entend Marcel Mauss. Pour se représenter le rapport de la France à l'immigration maghrébine, Sayad utilise une métaphore lourde de sens « La France fonctionne comme une boîte de nuit nationale ». N'oublions pas le souhait du défunt qui a réclamé aux sociologues algériens d'entreprendre le travail sur l'émigré pour saisir « l'opération de conversion quasi-magique par le seul fait qu'il franchit une frontière ». (*) L'auteur est Psychiatre.