Les Algériens ne peuvent oublier que ce fut Abdou B, la tête pensante de l'ENTV libre et populaire du début des années 1990. Le cinéma en tamazight lui doit notamment les deux premiers films de fiction, Machahou et La Montagne de Baya, qu'il a coproduits pour la télévision contre vents et marées. La disparition soudaine de notre brillant confrère Abdou Benziane est très pénible à supporter. Au-delà de son âge pas très avancé (67 ans), Abdou va beaucoup manquer à une corporation qui se dévitalise dangereusement sans que la relève ne soit garantie. Il est courant que les superlatifs pleuvent à la mémoire d'un homme ou d'une femme qui ne sont plus de ce monde. Assez souvent, on force le trait et on tresse des lauriers à des personnes qui n'ont pas forcément marqué leur passage en ce bas monde. Mais Abdou, lui, mérite assurément tous les adjectifs, tous les panégyriques et toutes les gratitudes pour l'ensemble de sa carrière. Et quelle carrière ! Bien que ses talents de journaliste et d'homme de cinéma n'aient pas été récompensés, Abdou restera pour la postérité l'un des plus brillants journalistes de sa génération. Il était ce repère lumineux qui a tenté d'éclairer la voie pour la télévision nationale afin de la rendre au service d'une Algérie ouverte et moderne que promettaient les réformes politiques sous Mouloud Hamrouche. Les Algériens ne peuvent oublier que ce fut lui la tête pensante de l'ENTV libre et populaire du début des années 1990. Bien avant l'avènement des chaînes télésatellitaires, ce journaliste chevronné – qui a fait ses armes à El Djeich, Algérie actualités et Révolution africaine – a réussi à déverrouiller la boîte noire de l'Unique en y installant de nouveaux codes de travail en phase avec l'expression libre et plurielle. Qui ne se souvient des débats politiques passionnés et passionnants qu'animaient de jeunes journalistes lancés dans l'aventure du direct sans préparation ? Qui ne se rappelle des passes d'armes mémorables entre Saïd Sadi et Abassi Madani sur le plateau de «Liqaâ maâ essahafa» (Rendez-vous avec la presse) de Mourad Chebine ? Abdou B, qui accepta ce challenge politique de libérer la parole dans ce média lourd jusque-là très léger, fut aussi l'homme qui a débridé la culturelle de l'ENTV. Son produit phare, «Bled Music», animé par le dynamique Kamel Dynamite, était un réel moment de plaisir pour les téléspectateurs qui découvraient de jeunes artistes en herbe qui allaient bouleverser la scène musicale algérienne des années plus tard. Vingt-deux ans après, les Algériens sont encore orphelins de cette télé-là, qui leur ressemblait tellement. Abdou Benziane était pour la télévision nationale ce que furent Zidane, Madjer, Belloumi pour le football algérien. Les Algériens sont d'ailleurs contraints, à chaque fois, de convoquer au bon souvenir les exploits de l'équipe nationale de 1982 et les émissions osées de l'ENTV de Abdou B pour raviver une fierté passée. Mais comme les belles aventures ont toujours une fin, Abdou B, qui avait rendu la télé aux Algériens, fut remercié de la manière la plus humiliante qui soit par le nouveau chef de gouvernement d'alors. Ce fut un jour de juin 1990, quand le téléphone sonna dans son bureau. Sid Ahmed Ghozali, qui venait de remplacer Mouloud Hamrouche, lui annonça lui-même la (mauvaise) nouvelle : fin de mission de libération de la Télévision nationale. La lucarne se referme… La lucarne se referme Le journaliste qui pensait pouvoir mener la guerre à l'unicité de la pensée a été stoppé net dans son élan, dans le sillage des bouleversements politiques de l'Algérie des années 1990. Certains de ses proches disent que Abdou ne s'est jamais réellement remis de ce limogeage difficile à justifier, sinon par le souci de l'homme au papillon de se payer la tête d'un DG nommé par son prédécesseur. Baisser de rideau pour la télé libre et écran de fumée pour les Algériens… Mais Abdou B avait plusieurs cordes à son arc. Le confort que lui offrait son poste à la télévision ne l'a pas grisé, loin s'en faut. Aussitôt débarqué, il dégaina sa plume pour servir l'Algérie et la profession et non pas les puissants du moment. L'homme entier des Aurès n'était pas du type à s'acoquiner avec les gens du pouvoir, bien qu'il ne cachait pas ses sympathies pour Hamrouche. Il était resté intellectuellement intègre, quand bien même il avait écrit pour l'organe central de l'armée, El Djeich. C'était dans la rubrique culturelle… Abdou B était aussi un des grands cinéphiles algériens qui ont popularisé le 7e art. La revue Les 2 Ecrans, qu'il a créée en 1977 avec ses amis journalistes férus du cinéma, allait, jusqu'à 1985, constituer le phare des professionnels. Il n'est pas fortuit que le talent de critique cinématographique de Abdou soit reconnu au-delà des frontières algériennes. Le cinéma en tamazight lui doit notamment les deux premiers films de fiction, Machahou et La Montagne de Baya, qu'il a coproduits pour la télévision contre vents et marées. Encore un engagement totalement désintéressé d'un homme qui avait voué sa vie à la création et à la culture sous toutes ses formes d'expression. Contrairement aux journalistes de sa génération qui ont chacun lancé leur journal, Abdou, lui, a préféré balader sa plume dans les colonnes de la presse privée et des revues spécialisées sans jamais se sédentariser dans une rédaction. On mesure alors mieux le statut et la stature de cet homme affable qui vient de nous quitter sans trop savoir si les Algériens allaient, un jour peut-être, se réapproprier leur télévision. Celle qu'il avait lui-même «allumée» en 1990. Repose en paix, Abdou. Ta signature singulière manquera terriblement au paysage. Ton empreinte, elle, est indélébile.