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Taoufik Ben Brik : C'est antidémocratique de permettre à Dieu de concourir aux élections
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Publié dans El Watan le 20 - 01 - 2012

Le journaliste, écrivain et opposant de toujours revient sur la victoire des islamistes en Tunisie et fait le point de la situation que traverse le pays déclencheur du Printemps arabe, un an après s'être débarrassé du despote Ben Ali.
- Beaucoup d'encre a coulé depuis la victoire des islamistes aux élections en Tunisie. Les Tunisiens ont souvent dit avoir retenu la leçon algérienne. Pourtant, des problèmes commencent déjà. Quelle lecture en faites-vous ?
Ces élections étaient dès le départ viciées. Il y a arnaque depuis le début. Il y a péché originel. Pour organiser des élections valables, il faudrait d'abord garantir la liberté d'expression et l'indépendance de la justice. Or, ces deux socles sont inexistants en Tunisie. De plus, il n'existe pas de confiance entre les électeurs et les candidats alors que celle-ci devrait être à la base de l'acte de vote. Le champ politique est toujours tenu par l'arrière-garde et l'ancienne garde, c'est-à-dire que tous les pouvoirs sont entre les mains des majordomes de Ben Ali. Je parle du pouvoir des armes, de l'argent ou le pouvoir de nommer des gens à des postes-clés. De plus, Ben Ali a «saharifié» le civisme. Sous le joug de Zaba (surnom de Ben Ali), il n'y avait plus d'opposition, ni d'intelligence, de création, d'art, de théâtre ou de roman. Le jeu politique était inexistant. Il a cependant ouvert un chemin à l'islam politique. D'autant plus que nous savons que les Tunisiens ont cinq rendez-vous avec leur Dieu, célèbrent les fêtes religieuses de l'Aïd et observent le jeûne durant le Ramadhan. Et ils n'ont qu'un seul livre, le Coran. Il est normal, à partir de là, qu'Ennahda remporte ce score de 40%. D'ailleurs, c'est un score auquel il faut ajouter les voix de Moncef Marzouki qui était leur allié pour atteindre aisément les 60%. C'est pour cela que je pense que dès le départ, il ne fallait donner d'autorisation à aucun parti politique instrumentalisant l'outil de la religion et de la morale pour se placer dans le jeu politique. Pour moi, la religion, qui s'immisce dans le quotidien, le hic et nunc, le ici et maintenant des gens, est dès le départ vicié.
- N'est-ce pas antidémocratique d'interdire des partis à référent religieux ?
C'est antidémocratique de permettre à Dieu de concourir aux élections. Dans ce cas de figure, les électeurs ne votent pas pour des hommes, mais pour le parti de Dieu. Ces gens-là n'ont pas de repères, ni d'éthique. Ils n'ont que la morale et la religion pour déchiffrer ce qui se passe autour d'eux, pour avoir de l'espoir, éteindre leur angoisse, pour gérer leur quotidien. Ennahda est ancrée. On compte plus de mosquées qu'il n'y avait de sièges de RCD de Ben Ali.
- On a longtemps prétendu soutenir les régimes totalitaires, car ils étaient des remparts contre l'islamisme. Comment expliquer le soutien occidental aux islamistes aujourd'hui ?
Ce soutien s'explique aisément. On cherche toujours à éteindre la révolution, et on y arrive grâce à l'involution (ou contre-révolution, ndlr). L'Occident, qui ne veut pas avoir à faire à des pays libres, indépendants, orgueilleux et révolutionnaires, préfère plutôt gérer des régimes retardataires, des régimes qui seront aussi sous haute surveillance, pour permettre aux intérêts des Occidentaux de se développer. Ennahda est un parti qui garantit ces intérêts-là. Essayons de placer Ennahda sur l'échiquier politique. Droite libérale ? Extrême droite ? Ultragauche ? C'est tous simplement la droite de l'inquisition, qui incrimine l'art, la musique, le cinéma… Une droite du Moyen-Age, qu'on a connue en Espagne au XIIIe et au XIVe siècles.
- Ghannouchi a dit s'inspirer de l'AKP turc…
Ce qu'on essaie d'établir en Tunisie n'a rien à voir avec le modèle turc. Le modèle tunisien, on le connaît, on a cohabité avec lui, à l'université, dans la rue. Et ce qu'on voit maintenant, c'est un islam des milices, de la fermeture.
- Assistera-t-on inévitablement à une radicalisation de cet islamisme ?
Ces islamistes n'ont pas d'autre issue que celle de la radicalisation, car ils n'ont pas les moyens de répondre aux attentes du peuple. On sait bien que la Tunisie, depuis la révolution, n'est pas un pays du tiers-monde mais un pays du quart-monde ! 25% des Tunisiens vivent sous le seuil de la pauvreté. Les secteurs de l'éducation, de la santé, des transports et de l'habitat rencontrent beaucoup de problèmes. Même un plan Marshal ne saurait remédier à cette situation, en particulier en ce qui concerne les problèmes de l'intérieur du pays. Le chômage a atteint 800 000 Tunisiens, que dire alors de la classe simple et qui n'a jamais travaillé.
- Des militants reprochent aux nouvelles autorités de n'avoir rien fait pour remplir les caisses de l'Etat avec l'argent des lobbies, les avoirs du clan Ben Ali, les dettes odieuses, ni pour créer de l'emploi. Est-ce qu'on ne s'est pas attardé sur les questions de voile et de niqab en occultant les débats de fond ?
On a cherché à noyer le véritable débat dans des discussions sur la croyance et la foi alors que les vrais problèmes des Tunisiens ne sont pas évoqués, pour la simple raison, qu'ils (les islamistes au pouvoir, ndlr) sont incapables de les résoudre. Pour y parvenir, il faut mettre en place un véritable gouvernement provisoire révolutionnaire afin d'insuffler dans la société une volonté herculéenne pour accepter d'abord ce désastre que nous a laissé Ben Ali, et songer à des changements à long terme.
- Selon certains experts, la victoire des islamistes serait due au fait qu'ils ont été mieux organisés et que leur programme aborde les vrais problèmes de la société tandis que la gauche est apparue divisée et s'est limitée aux questions du voile et de l'alcool…
Le grand problème de ces élections est qu'elles sont prématurées. Les Sud-Africains ont attendu cinq années après la libération de Nelson Mandela pour organiser des élections. Or, en Tunisie, on a fait des élections sans que soit ancrée chez le Tunisien une véritable confiance politique et sociale. Quant à la gauche, elle est inexistante. C'est une gauche clochardisée qui n'a rien à voir avec la gauche révolutionnaire de l'Amérique latine ou la gauche asiatique. Une gauche bobo, constituée d'analphabètes scolarisés, qui n'ont aucune clairvoyance, ni discours, ni ancrage dans la société.
- La présence de l'émir du Qatar lors de la célébration du premier anniversaire de la révolution n'a fait qu'alimenter de nouveau la polémique concernant une éventuelle ingérence du Qatar…
Le scandale allait éclater dès le départ. On a vu en direct le char sur lequel on nous a amené la pièce maîtresse qui est Ennahda et son chef Ghannouchi. Aussi, tout le monde sait que c'est avec l'argent du Qatar que ces gens-là se sont implantés, ont mené leur propagande et donc acheté les voix. J'irai plus loin en disant que le Qatar ne fait qu'appliquer les plans des Etats-Unis. Ces derniers louent pour cette région des régimes rétrogrades et retardataires pour mieux s'implanter.
- A-t-on essayé de récupérer la seule révolution «spontanée» ?
Pour moi, du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, le peuple tunisien a révolutionné son pays. Mais après le 14 janvier, il y a eu un coup d'arrêt et non pas un cran d'arrêt. Je parlerai carrément d'un coup d'Etat militaire qui avait pour but d'arrêter et de tuer dans l'œuf cette révolution. Je ne sais pas avec quelle couverture ils l'ont fait, si elle est européenne ou américaine.
- Est-il encore trop tôt pour le savoir ?
Nous savons pour les prémisses que c'est l'Amérique. Il ne fallait pas que la révolution perdure. De tous les temps, toutes les révolutions ont eu leurs limites. On n'a jamais permis et on ne permettra jamais à un pays du Sud de faire sa révolution et d'émerger.
- Au lendemain de la révolution, des rumeurs vous donnaient candidat à la présidentielle. Vous y songez ?
Je n'y ai pas songé pour ces élections, les premières de la Tunisie post-révolution. Mais plus tard, quand les conditions seront réunies, c'est possible.


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