J 'aurais souhaité, au sujet de Rachid Ksentini, ne parler que de l'artiste et de ses œuvres, sans aborder sa vie privée. Cependant, parmi ceux qui ont écrit sur lui, certains en ont fait un phénomène et lui ont attribué les aventures les plus romanesques. Ils ont fait de lui un nouveau Sindbad le Marin. Une malheureuse aventure est devenue une odyssée où se côtoient le merveilleux et le ridicule : Rachid, à bord d'un cargo, aurait fait le tour du monde, visité l'Europe, l'Amérique et l'Extrême- Orient. Là, il aurait même exercé la profession de «pousse-pousse» et traîné les touristes pour gagner sa vie. Vers 1920, il se serait installé à Paris. Excellent ébéniste, il fut embauché aux ateliers des Galeries Lafayette. C'est ainsi qu'on a pu lire : «Un des attraits de la capitale, ce sont ses théâtres. Rachid n'y était pas insensible, il en profite tant qu'il peut pour parfaire son éducation dramatique et lyrique. Bientôt, il ne lui suffit plus de venir dans la salle, il veut voir ce qui se passe derrière le rideau. Il s'engage comme figurant. Les coulisses du Châtelet, de Sarah Bernhardt, de l'Odéon, de même que celles de l'Alhambra n'avaient plus de secrets pour lui. Cette vie sédentaire dura six ans.» Mais également : «Il parlait parfaitement le français et l'anglais appris dans ses voyages, mais au contraire de Allalou, il n'avait fréquenté que l'école coranique, résultat : il écrivait le français et l'anglais en lettres arabes.» (…) Contrairement à ce qui est avancé par Bachetarzi, Rachid a peu fréquenté l'école coranique. Il avait une instruction primaire en français, et il apprit le métier de menuisier-ébéniste dans un atelier où le patron et les ouvriers étaient des Européens. Nous qui l'avons connu, nous l'avons souvent vu le matin un journal à la main, La Presse Libre ou L'Echo d'Alger. Personnellement, il m'était arrivé maintes fois de discuter avec lui d'un article qu'il venait de lire. Certes, Rachid a navigué et émigré, mais son aventure est plus dramatique et touchante que romanesque et burlesque. Lorsque le 2 août 1914 éclata la Guerre Mondiale, et que la mobilisation générale fut décrétée, la plupart des entreprises algériennes fermèrent leurs portes, de même que de nombreux artisans et commerçants. Du jour au lendemain, Rachid se retrouva chômeur. Ayant à sa charge une femme et un bébé de quelques mois, et à bout de ressources, il descendit un jour au port pour se faire embaucher comme docker ou portefaix, et gagner quelques sous. Mais, sur le quai, on lui proposa seulement une place de soutier sur un cargo. Il accepta. Après avoir fait ses adieux à sa famille, il embarqua. En cours de traversée, son navire fut torpillé par un sous-marin allemand ; les rescapés furent recueillis et déposés sur l'île de Malte par un contre-torpilleur anglais. Quelque temps après, ils furent dirigés sur Marseille. Et là, n'étant pas mobilisables, Rachid et d'autres Algériens furent affectés comme ouvriers dans les usines. A la fin des hostilités, Rachid débarqua à Alger, tout heureux de revoir les siens. Mais une désagréable surprise l'attendait : ses parents, ayant appris que le bateau sur lequel il s'était embarqué avait coulé, et sans nouvelles de lui durant trois ans, croyaient qu'il était mort ; et sa femme, après l'avoir pleuré, s'était remariée. Navré, Rachid resta quelques jours à Alger puis reprit le bateau et retourna en France où la main-d'œuvre à ce moment-là était très demandée. Recruté comme ébéniste vernisseur au Galeries Lafayette, il s'installa à Paris où il fit la connaissance d'une Française prénommée Margo avec laquelle il se mit en ménage, avant de l'épouser. En 1923, Rachid vint seul passer quelques jours à Alger pour voir sa famille. L'année suivante, il revint accompagné de sa femme. Cette dernière se plaisant à Alger, ils décidèrent de liquider leurs affaires à Paris et de venir s'installer à Alger. En 1925, lorsque je fis la connaissance de Rachid, il travaillait dans une grande fabrique d'ameublement, rue Vasco de Gama à Bab El Oued. Et voilà toute l'aventure extraordinaire de Rachid Ksentini, en toute simplicité et qu'il nous a lui-même racontée ! Parmi les sottises débitées à son sujet, on parle de centaines de pièces et de milliers de chansons qu'il aurait composées. (…) II est étonnant que Bachetarzi, qui aurait vu Rachid Ksentini composer dix ou douze chansons par jour, et aurait passé des heures à explorer une mine de feuilles volantes de chansons qui remplissaient sept ou huit valises, n'évalue leur nombre qu'à deux cents environ. Il dit aussi que Rachid n'a plus écrit de pièces après 1933. Or, ce dernier en a composé d'autres, j'en suis sûr, après 1933. Il a écrit Ya Hesrah, une pièce inspirée de Angèle, un film de Marcel Pagnol, mais également Allah Yastourna, Ach qalou et d'autres pièces de un, deux et trois actes, faciles à monter, qu'il a présentées avec Marie Soussan dans des petites salles d'Alger : salle de la Lyre, salle Padovani, salle Cervantès, etc. En excluant les sketchs mêlés de chansons qu'il accolait les uns aux autres pour en faire des sortes de revues, on peut évaluer à une vingtaine le nombre de ses pièces. A propos de Marie Soussan, Bachetarzi a jugé bon d'écrire : «Marie Soussan était unique non par son talent, mais par sa présence. Aucune femme musulmane n'avait consenti à monter sur les planches pour jouer la comédie.» C'est inexact. Marie Soussan avait non seulement des aptitudes pour la scène mais, de plus, c'était une chanteuse douée d'une belle voix. (…) Il semble aussi que notre vieil ami Mahieddine ait totalement oublié nos chères sœurs musulmanes montées sur scène bien avant Marie Soussan. Elles ont montré un certain talent dans les rôles que nous leur avions confiés. Pour ma part, je n'oublierai jamais Mme B. Amina, qui avait interprété si majestueusement le rôle de Zoubeida, l'épouse du Calife Haroun Er-Rachid dans Aboul Hassan (ou le dormeur éveillé), ainsi que Mlle Z. B. Ghazala, l'étincelante Sett El-Boudour dans Le Pêcheur et le Génie dont Mahieddine lui-même fut le partenaire dans le rôle du prince Khirezzine.Quant à Rachid Ksentini, il eut comme partenaire, bien avant Marie Soussan, Mlle Ch. A. Attiqa tenant le rôle de la mariée dans Le mariage de Bou Borma, et de l'aimée du prince, dans Zirrebane et Cherrouito. Au début du mois de juillet 1944, j'appris que Rachid, gravement malade, était hébergé chez son frère qui habitait une villa, chemin Sidi Ben-Nour, à deux cents mètres de chez moi. Ce jour-là, dans l'après-midi, j'allai lui rendre visite. Dès qu'il me vit, les larmes aux yeux il me dit : «Ah ! Allal, ça me fait plaisir que tu sois venu pour que je puisse te dire adieu !» Je m'assis en face de lui et essayai de le distraire et de lui donner du courage. Alors il me dit : «Allal, moi aussi je vais prendre le chemin pour l'autre monde. Dahmoun et Mansali m'appellent de là-bas.» Et comme le chagrin m'assombrissait, il ajouta : «Qui sait, peut-être que là-bas nous formerons une troupe pour distraire les morts.» Effectivement, le lendemain, le 3 juillet 1944, il rejoignit nos camarades Brahim Dahmoun et Mohamed Mansali décédés quelque temps avant lui. Gai, spirituel, Rachid le fut jusqu'à la mort. Telle a été la fin de cet agréable ami. Il s'est éteint au milieu de la tendresse familiale, regretté et pleuré par ceux qui l'ont vraiment connu. Tous les ragots rapportés sur lui sont l'œuvre d'envieux et de jaloux de sa popularité. Mort, ils ont voulu salir sa mémoire. En voici un exemple : au cours du mois de février 1966, le quotidien d'Alger Ach-Chaâb publia une enquête d'un de ses reporters sur le Théâtre algérien. Le journaliste, de bonne foi, a reproduit tout ce qu'on lui avait raconté. On lui avait dit en particulier que Rachid Ksentini, à la fin de ses jours, était devenu un vagabond, un mendiant, bossu et dans un état lamentable. Abandonné par tout le monde, il serait mort dans une misère atroce. Bien entendu, j'écrivis au journal qui publia ma mise au point dans laquelle je réfutai ces mensonges et rappelai que Rachid était mort auprès de sa famille, et qu'un public nombreux l'avait regretté et accompagné jusqu'à sa dernière demeure. J'expliquai aussi que l'image du lamentable vagabond collée au dos de Rachid était en fait celle d'un jeune acteur de la Troupe Mahieddine : Mustapha B. Ce malheureux s'était adonné non seulement à la boisson, mais aussi à la cocaïne que le fascisme et le colonialisme avaient introduite dans la jeunesse algérienne, quelque temps avant la Deuxième Guerre mondiale.Je ne dis pas, cependant, que Rachid était un adepte de la ligue antialcoolique. Il est certain qu'il buvait «pour ne pas avoir le trac», nous disait-il. Mais ce n'était pas un pilier de cabaret comme on veut le faire croire.