Ce que je vais dire, c'est seulement un point de vue personnel et particulièrement médité depuis 66 ans sur mon maître, le défunt Mahieddine Bachtarzi, il avait fait plus qu'un père pour ses enfants. Nous avons, à un moment de notre vie, un ange qui vient frapper à notre porte, nous la lui ouvrons et il y entre pour changer notre intérieur. Mahieddine Bachtarzi, que Dieu ait son âme, a été mon ange gardien, la preuve, ce que je suis devenue, je le dois à cet ange, comme d'autres le lui doivent aussi, je ne suis pas la seule, aussi bien les Algériens que tous ceux qui l'ont côtoyé. Quand je dis Algériens au pluriel, je dis l'Algérie. Je fais allusion à ces publics qu'il a formés et de ces publics ont émergé des leaders. Son théâtre a été bien compris, bien reçu, bien ancré dans les esprits et dans les coeurs. Mahieddine a livré, à domicile, le produit de son théâtre, le théâtre de son cru, dans un langage approprié, coutumier, abordable, facile et populaire. D'autres oeuvres, bien entendu, qui nous concernent, celles universelles, dignes pour lesquelles il s'est fait un défi quant à leur traduction. Mahieddine Bachtarzi était un homme infatigable et d'une carapace étonnante, doué d'une capacité intellectuelle impressionnante. Auteur et compositeur, il prenait à bras-le-coprs tous les différents travaux qu'exigeait le montage d'une pièce de théâtre, ou bien la partie musicale. Il était très méticuleux et responsabilisait tout le monde: régisseur, répétiteur, metteur en scène, décorateur, il choisissait même les décors et les éléments qui devaient le composer. Il ne dormait presque pas et veillait au grain pendant les répétitions et durant les spectacles ; il mettait la main à tout, il était tellement méticuleux qu'il ne laissait rien passer au hasard, bannissait le désordre. Il aimait la ponctualité et respectait l'heure du lever de rideau. Cela s'est passé en 1934, ma première rencontre avec celui qui avait forcé mon destin, feu Mahieddine Bachtarzi, était due à un fait du hasard et le hasard fait bien les choses, et de là, a commencé ma carrière artistique. Il y avait dans la troupe de Mahieddine au moment où je l'intégrais, le maître Rachid Ksentini, Dahmoune, Allalou, qui devait plus tard quitter la troupe, Djelloul Bachedjarah et Mohamed El Hamel dit Mohamed El Kamel, Mustapha Benchoubane, un Libanais Mounib Saâdi, un Français Louis Chapereau. Du côté femmes, je citerai Marie Soussan partenaire attitrée du regretté maître Rachid Ksentini pour les sketchs. Pour m'apprendre mes textes, Mahieddine me prenait à part, en dehors de la présence d'autres comédiens pour me mettre à l'aise, j'apprenais avec lui mes textes oralement, je ne savais ni lire ni écrire, il usa de beaucoup de patience avec moi et je le lui rendais par mes efforts. J'apprenais et assimilais vite, j'ai pu me débrouiller seule par la suite après qu'il m'eut appris l'alphabet en caractères latins. Il voulait que je progresse vite dans cet emploi. Lorsqu'il s'occupait de ma formation de comédienne, je ne l'ai pas déçu. Mahieddine a été la cause de ma propulsion dans le domaine que je n'avais cessé de caresser depuis. En 1939, sont venus rejoindre la troupe de Mahieddine Bachtarzi, Habib Reda et Sissani ainsi que les regrettés Mustapha Kateb et Abderrahmane Aziz. Un peu plus tard, un jeune garçon rejoint la troupe. Il s'agit de Mohamed Aïn Zerga, dit Driscar, que la mort nous a enlevé très tôt. Il fut notre père spirituel, notre guide et maître incontesté et le père résistant du théâtre algérien qui a su, envers et contre tout... veiller à sa survie et à sa réputation et c'est par lui que nous héritons de la tradition théâtrale. Mahieddine Bachtarzi, que Dieu ait ton âme. Tu es entré dans la légende et la légende t'a ouvert les bras.