Direction de l'emploi de la wilaya de Ouargla. Nous sommes dans la cité administrative. Les bâtiments, lugubres au possible, abritent également la direction des affaires religieuses de la wilaya ainsi que l'agence foncière. Des immondices jonchent les lieux. Ouargla. De notre envoyé spécial
Dans un couloir de l'agence de l'emploi, une image saisissante happe d'emblée le regard : des chaises calcinées sont entreposées négligemment. Un bidon en plastique, de couleur bleu, posé sur les sièges carbonisés. Ce sont-là les «reliques» de l'acte désespéré de Abdallah Q'bili, qui s'était immolé dans ces mêmes locaux le 14 novembre dernier. Le bidon bleu serait celui-là même qu'il avait vidé sur son corps. Abdallah rejoint ainsi la longue liste des Algériens qui se brûlent vifs par dizaines pour exorciser pour de bon le mal-être qui les ronge. «Abdallah s'est immolé dans le bureau même du directeur de l'agence de l'emploi», précise Madani Abderraouf El Madani, membre du bureau de la LADDH de Ouargla. C'est l'une des dernières personnes à l'avoir rencontré. Le 14 novembre 2011, Abdallah, juriste de formation, originaire d'un quartier périphérique de Ouargla dénommé Saïd Otba, se dirige pour la énième fois vers la direction de l'emploi avec l'espoir d'en ressortir avec un poste. Il était écrit que ce serait la dernière fois qu'il supporterait l'opprobre d'essuyer une fin de non-recevoir. C'était le camouflet de trop. Profondément dépité, il s'asperge d'essence. Brûlures au troisième degré. Il dévale les escaliers du bâtiment maussade tel une boule en feu. Après avoir vu une bonne partie de son corps dévorée par les flammes, Abdallah finit par être évacué à l'hôpital Mohamed Boudiaf de Ouargla. Au wali venu lui rendre visite à l'hôpital, il trouve la force de lancer : «Vous voyez bien cheikh, je n'ai fait que demander un boulot. J'ai 30 ans, je n'ai rien. Je dépends de mes parents. Je n'ai pas demandé l'impossible, juste travailler, même pour 12 000 DA.» (lire à ce propos l'excellent reportage de notre collègue Houria Hadji sous le titre : «Abdallah voulait juste un emploi» dans El Watan Week-end du 25 novembre 2011). Paniquées, les autorités le font transférer vers l'hôpital de Douéra. Une semaine après son acte suicidaire, Abdallah Q'bili rend l'âme. Il avait à peine 30 ans. Son inhumation avait tourné à l'émeute. «Tout ce qui te reste à faire, c'est de t'immoler !» Madani décrit un garçon plein de détermination et de bon sens doublé d'un battant dans l'âme. Abdallah avait ainsi observé un sit-in de plus d'un mois, en juin dernier, avec une dizaine de chômeurs devant le siège de la wilaya, pour protester contre l'exclusion des jeunes de la région du marché du travail. «Deux semaines avant sa mort, on est allés le voir avec un ami. Ce dernier avait des ennuis avec les services de sécurité qui l'ont injustement arrêté et confisqué sa voiture. Il a dit à Abdallah : ‘Trouve-moi une solution.' Abdallah lui a répondu : ‘Ton problème n'a pas de solution, tout ce qui te reste à faire, c'est de t'immoler. Ici, tu n'as aucune chance d'obtenir réparation.' Personnellement, je ne l'ai pas pris au sérieux. Et voilà qu'il passe à l'acte.» Selon Madani, la wilaya de Ouargla aurait enregistré quelque 13 tentatives de suicide ces dernières années, dont pas moins de quatre par le feu. Outre le cas de Abdallah Q'bili qui avait plongé Ouargla dans l'émoi, deux autres cas défrayèrent également la chronique. Ils se sont distingués par un acte spectaculaire, lorsque, le 13 mars 2011, ils ont tenté de se faire exploser avec une bouteille de gaz butane devant une caserne de police sise à Saïd Otba. Hamza Ziouane, 23 ans, et Adel Aldjia, 26 ans, – c'est d'eux qu'il s'agit – sont tous deux chômeurs et membres du Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC). Ils sont issus d'une famille totalement déshéritée. Ils seront condamnés à trois ans de prison en première instance avant de voir leur peine ramenée à un an de réclusion. «Ce qui s'est passé est qu'ils ont ramené une bouteille de gaz, ils l'ont posée pas loin d'un centre de la Sûreté nationale», raconte Madani. «Leur intention était juste d'attirer l'attention sur leur désarroi. Celui qui a l'intention d'attaquer une caserne de police l'aurait jetée à l'intérieur. Ils étaient décidés à en découdre. Ils étaient à bout, karhou. La justice les a condamnés pour tentative d'incendie criminel. C'est complètement aberrant. Il s'agit d'une tentative d'immolation un peu particulière pour dénoncer la hogra et attirer l'attention sur leur condition de chômeurs.» Il faudrait à ce cortège déjà long de suicidaires ajouter le cas de Mohamed Reghis, un jeune de 18 ans, originaire de Oum El Bouaghi, qui a tenté de s'immoler le 18 décembre dernier, à Ouargla toujours, peu après notre passage dans cette ville. Il voulait s'incendier devant le commissariat de police de la cité Ennasr, selon des sources locales, pour protester contre la confiscation de sa moto. Son état est jugé critique. La «Principauté pétrolière» de Hassi Messaoud Cette profonde détresse sociale tranche violemment avec les richesses «putatives» de la wilaya. C'est le cas de nombre de nos wilayas sahariennes qui sont le ventre de «l'Algérie utile», et qui ne tirent aucun bénéfice ou si peu de leurs trésors souterrains. Les habitants de Ouargla ont toujours besoin d'un laissez-passer pour accéder à Hassi Messaoud qui est juste à 80 km, ce qui ne manque pas d'accentuer leur sentiment d'exclusion de cette «principauté pétrolière» qui prend les allures d'un territoire offshore. Sans mauvais jeu de mots, on note que d'un côté, nous avons les «mahrouqate» (hydrocarbures), et de l'autre, une pléthore de «mahgourine» (laissés-pour-compte) qui deviennent, pour certains, des «mahrouquine» (des immolés) à force d'humiliation. Chaque matin, l'antenne locale de l'ANEM est assaillie par une foule de demandeurs d'emploi. Ils sont entassés par dizaines dans un bureau nu et exigu en ce matin frisquet de décembre. Les locaux sont sales et poussiéreux. Walid, 25 ans, est du nombre des postulants. Il est là depuis 7h. D'autres font le guet depuis 6h du matin. Walid a arrêté ses études en 9e AF. Il aspire à un job d'agent de sécurité. Il enrage d'avoir été rayé d'une liste sur laquelle, pourtant, son nom figurait. «Mon nom était clairement inscrit sur une liste d'embauchés pour le compte d'une société japonaise. Mais au prétexte qu'il y avait erreur sur le matricule, mon poste a été affecté à quelqu'un d'autre. Maintenant, je suis obligé de refaire toute la procédure», se plaint-il. Walid a déjà travaillé pour des sociétés étrangères ayant pignon sur rue dans la région. «J'ai, entre autres, bossé dans une société syrienne à Gassi Touil. On posait des pipe-lines dans des conditions infernales. Je n'ai pas pu tenir plus d'un mois. On était payé 17 000 DA pour 12 heures de travail par jour. C'était de l'esclavage.» Walid ne manque pas de charger au passage les boîtes de sous-traitance qui, dit-il, font de l'exploitation à outrance. «Ils prennent de grosses commissions et nous versent des miettes. Et si tu ouvres ta gueule, ils te disent : kayen ghirek fe'soug ! Ces sociétés sont le ‘‘gilet pare-balles'' des multinationales. C'est pour leur éviter des ennuis en cas de litige avec les travailleurs. Ce sont des parasites.» Une circulaire signée Ahmed Ouyahia fut émise le 14 mars 2004, en vertu de laquelle l'activité de ces sociétés fut gelée. Sept ans plus tard, la situation ne semble pas avoir bougé à Ouargla, et la mort tragique de Abdallah Q'bili n'est pas pour démentir ce marasme. Maâmar Belabbès, 35 ans, est membre du Comité national pour la défense des droits des chômeurs qui a vu le jour en février 2011. Il déplore vivement «la marginalisation programmée des compétences locales». «Ici, on voit des expatriés qui sont embauchés alors qu'ils n'ont pas de qualification particulière. Il existe un racisme de classe à Ouargla. Le népotisme et la bureaucratie sont la règle. Les pauvres sont exclus du dispositif de l'emploi à Ouargla», dénonce-t-il. Maâmar insiste sur le fait que le CNDDC se veut avant tout un partenaire pour une meilleure équité dans la répartition des postes : «Nous ne sommes pas des casseurs. Maranache mouâradha taâ tekssar. Nous voulons juste qu'il y ait un peu de transparence dans l'attribution des postes d'emploi. Il n'y pas de mécanisme clair pour une politique de recrutement équitable. Il y a des sociétés qui embauchent par-dessus la tête de l'ANEM.» Virée dans le dédale du vieux ksar de Ouargla, le site le plus ancien de la ville. L'état du ksar renseigne à lui seul, si besoin est, sur la situation extrêmement précaire d'une bonne partie de la population ouarglie. Des familles entières vivent dans des habitations troglodytes. La Casbah tombe en miettes par pans entiers. Une femme vient d'y trouver la mort après l'effondrement de son toit. Moussa, 44 ans, gardien dans une entreprise, témoigne : «Quand je me couche le soir, je prononce la chahada. Et quand je me lève le matin, je remercie Dieu d'avoir prolongé ma vie et celle des miens. Nous vivons dans la précarité la plus totale. Nous sommes carrément en danger. Ici, on dort la peur au ventre. J'ai été voir le chef de daïra pour réclamer un logement, il m'a dit : achète un guitoune. Je vais acheter une tente et la dresser devant la daïra!»