Ce n'est pas une simple anecdote, mais plus. Une histoire vraie de passion et d'amour sur laquelle repose fondamentalement toute l'histoire de l'Emir Abdelkader. On connaît de celui-ci, la face chevaleresque, politique ou stratégique et militaire, mais rares sont ceux qui connaissent la passion de l'Emir pour les livres et les manuscrits rares. Je dirais même que cette passion éclipse toutes les autres ou les relègue en seconde position d'intérêt. Tout s'explique, plus ou moins facilement. L'Emir a ouvert les yeux dans une famille où l'importance du livre ressemblait à l'amour du cheval ou le maniement de l'épée. Son père cheikh Moheidine était un grand lecteur de la littérature de son époque, celle des XVIIIe et XIXe siècles qui fixait l'effort des Arabes et leur participation au bonheur de l'humanité. Le pèlerinage et la traversée à travers l'Irak, la Palestine et Le Caire ont été d'un grand apport pour cette passion livresque de l'Emir. La centaine de manuscrits qu'il a emmenée avec lui de ce voyage, achetée ou offerte, lui a permis d'assouvir ce désir profond et de penser, à un âge très jeune, de fonder une bibliothèque regroupant ces trésors. Chose qui, malgré les avatars des guerres, a pu être réalisée plus tard. Une passion au dessus de toutes les autres. Même le fait d'accepter de remplacer son père et se retrouver dans le tourbillon des guerres, venait plus du désir de son père et des tribus de la Guetna que d'une décision raisonnée de l'Emir. A plusieurs reprises, l'Emir exprimait le désir d'être remplacé par quelqu'un d'autre et de se consacrer aux livres. « Combien mes livres me manquent », ne cessait de répéter à ses proches ; même quand Napoléon III lui posait la question sur ce qu'il ferait dans son exil à Brousse ou à Damas, il lui répondait sans trop penser : « Retourner à mes livres. » Le seul moment de bonheur pour l'Emir, c'était le jour où reconstruit les restes romains de la ville de Taqdamt pour servir de base arrière à son armée, préserver ses acquis de guerre et contrôler les tribus qui voulaient sa tête et la tête de l'Etat, en plein essor. Bénéficiant de la trêve avec l'armée française, il réalisa vite sa première vraie bibliothèque. Beaucoup d'argent investi pour remettre en marche cet espace délaissé depuis des siècles. Bien organisé, on peut facilement voir dans cette bibliothèque, les grands livres qui ont refaçonné l'histoire de l'humanité : le Coran, écrit avec différentes calligraphies et des ornements idylliques, dignes d'un livre sacré, les interprétations et les tafassir d'Ibn Kathir, Sayouti, Les Illuminations divines d'Abou Hayan Tawhidi, le livre de l'amour : Le Collier de la colombe d'Ibn Hazm Al Andaloussi, les livres d'Avicenne, Le livre des séparations d'Ibn Rochd et surtout ceux d'Ibn Khaldoun, L'Histoire et la Moukaddima, et les manuscrits de celui qui sera son maître éternel : Ibn Arabi, le livre des passions (Tourjouman al-achwak) et surtout Les Illuminations mecquoises ; d'ailleurs c'est lui, une fois à Damas, qui va éditer une version complète des illuminations en comparant les différents manuscrits de Turquie, de Damas et d'Andalousie, avant de fixer la version finale des Illuminations. L'Emir n'avait pas beaucoup de temps. Il ne cessait de le répéter à ses intimes, mais il arrivait toujours à dégager un moment, entre une bataille et une autre, pour s'engouffrer dans la bibliothèque de Taqdamet, sentir l'odeur du hibr ou du midad et lire jusqu'à une heure tardive avant de rejoindre sa mère, ses femmes ou une réunion militaire. Pour illustrer cette passion, il suffit de méditer cet événement qui a vu disparaître à jamais la bibliothèque de Taqdamet après la razzia de Bugeaud. Venu d'Alger, Bugeaud (gouverneur) débarqua à Mostaganem le 15 mai 1841 pour prendre le commandement de trois colonnes de 12 000 hommes, dont la mission était de s'emparer de Taqdamt. Il était assisté par le général Lamoricière et le duc Nemours. Le 25 mai, le corps expéditionnaire était déjà aux portes de Taqdamt. Malgré la bravoure de l'Emir et de ses Khialas, la ville tomba vite entre les mains des assaillants. « Le gouverneur résolut sur-le-champ de raser de fond en comble Taqdamt par la mine, la pioche, et le feu et d'en partir dès le lendemain. » Des hauteurs voisines, l'Emir, qui n'a pu rien faire devant cette machine, observa impuissant à l'anéantissement de sa ville et suivait attentivement la fumée montante vers le ciel et qui broyait dans un silence religieux les beaux livres et les belles pages qui ont sauvé l'humanité de l'ignorance. Dans la fumée qui venait jusqu'à lui, il sentit l'odeur des feuilles qui ressemblait bizarrement à la chair humaine. Quand Bugeaud quitta la ville, l'Emir regagna les lieux. Certains manuscrits fumaient encore. Il courut en suivant la trace des livres dispersés interminablement dans les champs. Sans se rendre compte de la gravité du feu pour ses mains, il les prenait, essayant vainement d'éteindre le feu et de sauver ce qui était possible de sauver. Les livres finissaient de brûler dans le creux de ses mains et devenaient, malgré les efforts, un amas de cendre brûlant, perdus à jamais. A l'intérieur des fumées et des cendres, les yeux de l'Emir gorgeaient de larmes et de désarroi ; il cherchait désespérément un livre à sauver, ou quelques pages épargnées par le feu à préserver, jusqu'à oublier le feu qui abîmait ses doigts et son visage. Un amour qui rappelle bizarrement celui de Sidna Youssef face à ces splendides femmes qui, ébahies par la beauté du jeune homme, se tranchaient les doigts au lieu de couper le pain, sans même se rendre compte de la douleur qui rendait bleu leur visage rose d'enfant. Une histoire vraiment à méditer. Face aux livres brûlés, et à l'autodafé primaire, l'Emir est plus qu'un amas d'événements historiques et des batailles héroïques, une icône digne des tragédies antiques, dont nos artistes et nos cinéastes n'ont donné, malheureusement, que peu d'intérêt.